autobiographies #02 | aux passages

© Lisa Diez, collage, 2004

Ses vêtements sont gris, ses cheveux hirsutes, ses mains dodues et huileuses. Comme tous les matins, il a posé sur le rebord de la fenêtre un petit poste de radio, une pile de dossiers, de classeurs, un épais agenda annoté qu’il feuillette ad libitum avec un peu plus de vigueur lorsqu’un passant le croise. Circulez, cet homme travaille, il ne faut pas le déranger. Parfois, il fume avec l’air d’attendre quelqu’un. Son air mauvais quand on le salue. 

Massif dans sa tenue de camouflage, il porte la barbe, un sourire imperturbable et, en toute saison, de lourdes rangers. Chaque jour à la même heure, il se colle au milieu du trottoir, accroche ses yeux graves et son inquiétant rictus à un pan de ciel ou de façade. Les passants le contournent sur la pointe des pieds, évitent de le regarder. Parfois, il s’adresse en postillonnant à ce quelque chose là-haut. Parole sans verbe, en boucle, tenace, voix désertique où il est question de missiles, d’artillerie, d’avions et d’eau. Puis il disparaît comme sable fin.

Satisfait, il prend place au fond du bus, largement assis au milieu de la rangée de sièges, posé lourd comme si les lieux lui appartenaient. Il fouille dans un sac en plastique, attrape une boite à camembert, l’ouvre, en extirpe le rond moelleux qui, dans son énorme main, semble aussi modeste qu’un Babybel. Il le libère en partie de son papier protecteur, l’odeur se répand en même temps que la sidération des passagers. Sans lever les yeux, sans exprimer la moindre émotion, il croque, mastique, déglutit pendant que ses jouent rosissent, croque, mastique, déglutit jusqu’à disparition totale du camembert. Il plie puis range soigneusement le papier dans son sac, le bus s’arrête, il est temps de descendre. 

Soleil et foule d’été. La SNCF a déployé l’opération « révélateur de talents » en exposant une série de photographies d’artistes du monde entier. Sur le parvis blanc devenu four, à l’ombre d’un panneau, l’homme noir tousse, son corps chavire le long d’un paysage blessé — assis côtes à côtes dans une carcasse de voiture bleue, deux jeunes mariés syriens nous regardent, au loin derrière eux, fondus dans le beige et le gris d’un vallon, la silhouette trouble de deux tanks armés de canons. Un couple tonique sort de la gare. Il a la quarantaine coiffée décoiffée, chemise blanche, chaussures compensées, pantalon étroit, elle est sèche, proche le la soixantaine, carré impeccable faussement blond, tenue simple et chère. Ils se dirigent tout droit vers la photographie, se prouvent qu’ils la connaissent, qu’ils l’apprécient, il y a tant à en dire. L’homme est à leurs pieds.

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, la réalisation documentaire, la photo, la médiation artistique… et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif ALS) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

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