autobiographies #04 | rue du jeu de mail des Abbés Bat. C 3ème étage à droite et 35-37 rue de Toulouse

Rue du Jeu de Mail des Abbés, bat. C, 3ème étage. A droite. A gauche, ce sont des noirs qui ont emménagé récemment. Elle n’aime pas trop. Elle en a peur, elle les imagine toujours avec un couteau entre les dents, prêts à venir l’égorger, restes d’années de propagande coloniale.

Dès le palier du deuxième étage, les fumets d’huile d’olive et de paupiettes s’enroulent dans nos cols et ne nous lâchent plus. Pied à pied, l’escalier de pierre blanc moucheté. On toque. L’œil de bœuf cligne furtivement. Le loquet claque. Sa mise en pli est bien en place, la coloration orange n’est pas encore passée, son rouge à lèvres est assorti, mais discret sur sa peau constellée de tâches de rousseur. Elle sourit de porcelaine et nous embrasse avec ce bruit de succion de ceux qui n’ont plus leurs dents d’origine. Il est derrière elle. Il enlève sa casquette et sa veste, il vient juste de remonter d’être allé acheter le pain et faire son tiercé. Dans le salon, la longue table est dressée de nappe blanche, une symphonie de Berlioz tourne sur la platine, le buffet et les vitrines des années 60 sentent l’encaustique et l’eau de Cologne. Les bibelots, dalmatiens, éléphants, vases, bonbonnières et autres boîtes à cigarettes reposent sagement sur leurs napperons brodés. Elle s’affaire dans la cuisine en racontant les derniers potins à sa fille, la femme de ménage qui est si gentille, la fille de la coiffeuse qui veut devenir avocate, l’ancien voisin de Nyons qui est mort mardi… Il écarte partitions et journaux laissés sur la table et sort le jeu d’échecs.    

Le fumet des haricots en boîte revenus au beurre et des paupiettes du boucher flirte dans l’escalier avec les relents de détergent. L’œil de bœuf laisse passer une pastille de lumière. Le loquet glisse. Sa mise en pli est presque en place, elle sourit de porcelaine où le rouge à lèvres a dérapé et nous embrasse. Il est derrière elle. Il traîne ses chaussons vers nous. Long, fin, dégingandé, voûté depuis les épaules de dépasser tout le monde depuis longtemps. Il nous attrape par l’épaule, s’y accroche et se penche pour atteindre les jeunes joues, puis reste là un instant, dans le couloir suspendu, désœuvré. Elle est retournée dans la cuisine remuer les haricots, « mais ne reste pas au milieu ! Va t’asseoir ! ». Elle souffle, presque sans baisser la voix : « Je ne peux même plus l’envoyer chercher du pain, il se perd. Ça fait deux fois que ce sont les gendarmes qui le ramènent ». Il va poser sa grande carcasse dans le fauteuil du salon, au ralenti, se passe la main sur le crâne, croise les mains sur ses genoux croisés. Nous regarde. Attend. « Il fait froid non, quelqu’un a ouvert la fenêtre ? Où est ma veste ? ». Il se lève, va écarter le rideau, revient s’asseoir. « Quel jour on est ? Est-ce que j’ai fait mon tiercé ? ».

Elle ouvre la porte. Ses cheveux ont la trace du peigne, elle se tourne et glisse jusqu’à la cuisine. Elle s’assoit à un coin de la petite table en formica. « Vient, j’ai du jambon et des pâtes. Je peux plus rester debout bien longtemps ». Depuis la chambre, il appelle : « Yvonne !… Yvonne !… YVONNE ! ». « Il ne fait plus que ça, m’appeler toute la journée… L’infirmière ne devrait pas tarder ». Dans la chambre, un arbre est alité. Il n’a plus d’épaisseur que les os, sa langue est sèche et gonflée. Il cligne des yeux, blessé par la lumière, la peau de son crâne s’écaille comme une vieille peinture, quelques croûtes, ses doigts noueux pendent de côté. Il ne semble pas nous voir, nous entendre. Il crie « YVOOOONNNE ! »

 35 Rue de Toulouse

Le nom de la rue vient de remonter dans mes souvenirs. Il n’était noté nulle part, il était dans ma tête. Incrusté pendant longtemps, mis au rencart depuis de nombreuses années. Vidé de ses occupants de l’époque.

Façade cossue, maison mitoyenne des deux côtés, porte arrondie, auvent en tuiles. (Quand les maisons sont mitoyennes de chaque côté, cela donne une impression qu’elles sont en deux dimensions, cela leur confère un profond mystère. Elles se déplient vers l’arrière, mais jusqu’où ?).

Dans la cuisine, à gauche après l’entrée (vestibule ?), au-dessus du plan de travail, de petits carreaux marrons, non marron ne convient pas, il me faudrait la nuance, ce n’est pas chocolat, ni bois, plutôt terre cuite, de cette nuance que l’on retrouve partout en Provence (sans doute y avait-il également des motifs disposés régulièrement, des fleurs ou des pots ou des fleurs dans des pots, mais je ne m’en souviens pas). La table au centre, on pouvait circuler autour mais pas plus. Je me souviens de l’odeur de la confiture de fraise, des œufs cassés d’une seule main et des crêpes qui volent.

Le salon est vaste, tapis et canapés confortables, aisés, sur un chevalet portrait au crayon, plus grand que nature, d’une petite fille aux joues rebondies. Est-ce l’adolescente des lieux ou sa sœur ainée morte d’une noyade des années auparavant, je ne sais plus. Elle semble nous regarder sans cesse.

Porte-fenêtre sur le jardin, haut mur occultant le périphérique parallèle, sur les marches quelques staphylins (que l’on prenait pour des scorpions juvéniles), suffisaient à nous procurer des frissons.

Au premier étage la salle de bains, entre autres, les autres pièces me sont interdites. La petite baignoire, le lavabo, les toilettes, petit carrelage au sol, sa mère l’oblige à frotter à la brosse à dents, à quatre pattes.

Deuxième étage, chambre adolescente, plafond en pente, velux, le lit double prend presque toute la pièce, thermomètre à 16°C certains jours d’hiver, à 30 certaines nuits d’été, portrait de Beethoven, au crayon sur chevalet. Foisonnement d’idées, pulsations de vie, larmes de rage, rires incoercibles, antre de tous les possibles.

Au 37 Rue de Toulouse, la sœur jumelle de la mère, l’entrée jumelle de la maison, même porte, même auvent. Une porte intérieure relie les deux maisons. Deux petits chiens blancs remuent l’arrière-train, des meubles de poupée, décoration à bibelots et cousins fleuris, (canevas ?).

A propos de Helene Gosselin

Un peu de sociologie de l'imaginaire, quelques années de journalisme à Montpellier. Mise au vert en Lozère. Venue ici par un heureux concours de circonstances. M'y accroche. Dévide, fouille, cherche sous les doigts.

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