autobiographies #06 | aire de nuit

pas le voyage d’ici, mais l’image est belle, c’est Ghangzhou, en 2010

C’est l’été, quand les nuits sont les plus courtes, le bus parti de la gare de Bordeaux bien après le coucher est comme un œuf, et il est surprenant ce monde en partance vers un lieu du Portugal jusque-là inconnu… un bus très haut non pas rempli de jeunes touristes comme d’abord imaginé, mais de femmes et d’hommes qui rentrent au village, visiter la famille, les amis, des habitués de la ligne, sans enfants, des corps trapus aux vêtements simples, aux coupes de cheveux et aux regards aussi éloignés de la caste bourgeoise de la ville que le sont les deux points reliés par le bus… un bus comme on en prend rarement, un modèle avec options propres aux longues traversées, lumières directionnelles, climatisation, coffre au dessus du siège comme dans un avion, un bus où les bruits ne cessent pas, papiers sacs plastiques bouteilles de ravitaillement, déplacements aux toilettes ou simplement les corps qui bougent, et quand le bruit du moteur semble dominer, entendre tout au fond du paysage sonore, derrière les murmures, la radio à peine perceptible qui maintient le chauffeur en alerte… rien cependant pour empêcher certains de plonger dans le sommeil sitôt l’autoroute récupérée, alors qu’ici, sur le siège recouvert d’un tissu bleu presque éponge, l’inconnu du levé du jour, l’énorme somme d’argent transportée, la perspective d’une cérémonie de plusieurs jours… le corps ne peut se laisser aller, la plus infime perception est démultipliée, amplifiée, les lumières allumées puis éteintes, les sièges inclinés puis redressée, une excitation extraordinaire d’une première au théâtre, tout brille, respire le magique, impression que l’inimaginable peut surgir comme dans les rêves, et même si la peur n’est pas loin, l’émerveillement reste au premier rang en constatant que le regard dépasse le faîtage des pavillons de banlieue, que la nuit est chaude, claire, que le corps file à travers l’espace, un corps scanner, une machine où ne manque plus que la perception des ultras sons, corps machine où la vie est mesurée plus subtilement qu’à l’accoutumée, où le bercement du bus n’opère pas le relâchement constaté sur les autres… le bus théâtre entre en ville, ralenti, tourne, freine et stoppe pour la première entracte espagnole, libérant à l’air chaud des voyageurs qui s’étirent, fument, marchent, boivent un café, une pause de dix minutes, après quoi, avec envie et impatience pour certains, à regret pour d’autres, chacun rejoint sa place… qui se demandant ce qu’aurait été une journée dans la ville, imaginant une rencontre avec un homme, un arbre, une femme fontaine, à quel ravissement il ou elle a échappé, qui repoussant l’angoisse de l’arrivée, les problème familiaux, les parents malades, le manque d’argent, l’inconnu, la cérémonie… qui remarquant le changement de chauffeur, plus fougueux, moins fluide dans ses embrayages, tous ceux-là certainement oubliant rapidement la première façon de conduire pour replonger dans les pensées que la halte a fait taire un moment… mais combien dans ce bus ont porté sur eux une pareille somme d’argent, la honte comme un brouillard, la culpabilité, la peur de faire erreur, d’avoir des regrets, une première cette idée de regret, une première qui n’est pas agréable… chaque passager à présent remonté dans son monde d’avant halte, d’où chacun est l’unique habitant, un monde de croyances, peurs, pensées, un monde de répétitions incessantes, d’obsession, un monde où les bus de nuit ne sont rien d’autre que des bus de nuit, où le café est un liquide fort amer qui réveille, où la lune est pleine et les miracles n’existent que chez les enfants… la nuit les bus peuvent rouler au-delà du visible, dans un air moins dense que celui d’un pot d’échappement, mais assez lumineux pour éclairer la route.

A propos de Isabelle Merlet

Coloriste de bande dessinée, illustratrice, graphiste, figuriniste, photographe, le dimanche. L'oeil est roi dans cette vie-là. Depuis trente ans dans ce qu'on appelle un métier, depuis toujours si on oublie les étiquetages. Cet été, une envie de plonger dans les mots. Une virée sans masque avec FB. dans le rôle du maître nageur. Et au milieu de vos balises à toutes et tous. 4 blogs, tous accessibles depuis le principal. Si ça vous amuse de fureter... http://millefeuillecouleur.blogspot.com/

2 commentaires à propos de “autobiographies #06 | aire de nuit”

  1. eh bien je serai la première à prendre le bus avec toi pour aller au Portugal…
    te retrouver dans cette perception de temps, dans cette « vie mesurée plus subtilement qu’à l’accoutumée » alors que parallèlement je me débats dans un bus beaucoup moins confortable…
    à suivre… et merci pour ta belle route…

  2. Oh, quelle entrée en fanfare avec ce bus théâtre qui nous emmène dans un monde parallèle ! Quel superbe exemple pour la proposition, même si voilà la barre mise bien haut. Merci, Isabelle.