autobiographies #08 | bouts de bicoques

l’entrée
on se faufile à l’intérieur ; ça pèle ; il faut vite refermer la porte pour ne plus sentir le froid de la rue ; une grosse couche de neige colle aux chaussures ; en tapant des pieds le plus gros va s’en aller sur le tapis épais ; après on peut quitter les souliers humides et les déposer sur le petit meuble près du radiateur ; accrocher les manteaux et les bonnets derrière la porte ; la neige fond et une petite flaque sombre se dépose sur le sol de l’entrée ; elle mettra longtemps à sécher ; elle est là presque tout l’hiver ; la maison laisse déjà filtrer un peu de sa chaleur ; c’est bon cette sensation ; le sang reprend sa course dans les extrémités du corps ; même si parfois ça fait mal quand ça repart ; les doigts de pied surtout ; pour le moment chacun enlève ses fringues mouillées en silence ou en parlant à voix basse car la fine paroi de bois de l’escalier n’isole pas beaucoup de l’habitation du rez-de-chaussée ; on ne veut pas déranger les voisins ni partager nos petites histoires ordinaires ; en passant on peut apercevoir nos bobines dans le petit miroir suspendu au mur ; les joues encore rougies du froid extérieur ; les cheveux collés au crâne par le bonnet de laine ; la buée épaisse déposée sur les lunettes ; ensuite il n’y a plus qu’à monter la longue volée de marches bien raides qui mène à l’étage ; c’est là-haut qu’on se sentira vraiment à l’abri ; il fera chaud ; les conversations ne franchiront plus les limites des cloisons ; on pourra démarrer la vieille DéLonghi pour faire du café ;

le cabinet
alors là c’est le cabinet de l’analyste ; il se trouve au 2ème étage dans l’immeuble moderne de l’analyste ; un immeuble moderne quelconque ; à côté de la porte il y a un petit buffet ancien avec une tablette en bois ; quand la séance est finie l’analyste ouvre la tablette ; on y règle les affaires d’argent qu’on a avec l’analyste ; c’est à dire deux fois par semaine lors du passage dans le cabinet ; le divan se trouve le long du mur de droite ; c’est le divan du patient ; pas réellement le divan du patient car il appartient à l’analyste ; mais c’est le patient qui s’allonge sur le tissu de velours vert au cours des séances ; le modèle est plutôt ancien ; ce n’est pas un divan qui vient de chez Ikea ; les meubles Ikea ce n’est pas le genre de l’analyste ; près de la tête du divan se trouve un beau fauteuil ; le patient n’a rien à faire dans ce fauteuil ; c’est le fauteuil de l’analyste ; si le patient s’asseyait dans ce fauteuil l’analyste lui demanderait de reprendre sa place sur le divan ; et de respecter le cadre de travail ; le fauteuil est installé de telle manière que le patient ne puisse pas voir l’analyste lorsqu’il est allongé sur le divan ; le patient pas l’analyste ; au centre de la pièce il y a trois chaises ; deux côte à côte et une en face ; c’est un dispositif pour les couples qui essaient de se rabibocher ; ça marche ou ça ne marche pas ; l’analyste est assis sur la chaise de gauche et les personnes du couple sur les deux chaises qui lui font face ; le cabinet est très sobre et bien rangé ; presque austère ; il n’y a aucun bazar dans la pièce ; on ne peut que s’en féliciter ; c’est une bonne chose de ne pas voir traîner les sous-vêtements de l’analyste pendant les séances ; l’analyste tient à proposer un cadre particulièrement neutre à ses patients ; où tout est bien ordonné ; où rien ne vient distraire le patient ; l’analyste doit penser que c’est favorable à la thérapie ; il n’y a pas beaucoup de bruit non plus dans la pièce ; l’immeuble est calme ; en tout cas dans la journée ; l’analyste a certainement choisi à dessein un quartier et un immeuble qui offrent ces conditions de tranquillité ; on ne va pas s’en plaindre ; c’est gênant de devoir se répéter chaque fois qu’un camion passe dans la rue ; ça dérange ; ce n’est pas bon pour les manifestations spontanées de l’inconscient ; ici pas d’excès de décoration ; le style est plutôt traditionnel ; mais dans une forme épurée ; un peu comme au japon ; voilà ; on dirait un intérieur japonais avec des meubles européens rétro ; l’analyste ne doit pas aimer voir traîner des babioles dans tous les coins ; mais on trouve quand même quelques petits trucs installés dans la pièce pour faire joli ; une petite lampe à la lumière douce ; quelques bouquins dans des éditions soignées ; des livres de Freud par exemple ; et un beau petit tableau accroché au mur ; on parle ici du mur gauche ; pas celui près duquel se trouve le divan ; la peinture porte le nom de l’analyste en signature ; ou celui de la femme de l’analyste ; oui plutôt celui de la femme de l’analyste ; un truc important ; l’analyste accorde toujours les mêmes créneaux horaires à un patient donné ; donc c’est très simple ; il est toujours entre midi et midi et demi dans le cabinet ; l’analyste est très ponctuel ; c’est à peu près l’heure de manger ; une odeur forte de cuisine commence vite à se faire sentir ; elle vient des pièces contiguës ; l’analyste vit peut-être dans cet appartement ; ou alors il y prépare le repas du midi pour ne pas être obligé de rentrer chez lui ; ou c’est peut-être la femme de l’analyste qui est en train de cuisiner à côté en attendant que l’analyste termine sa séance ; toutes les hypothèses sont possibles ; malgré l’odeur intense des épices employées ce n’est pas facile d’identifier quel type de nourriture aime l’analyste ; et peut-être sa femme ; mais on ne parle pas de ça avec l’analyste ; il y a d’autres chats à fouetter ; quelques minutes avant la fin de la séance une petite sonnerie retentit ; c’est le patient suivant qui vient d’arriver à la porte d’entrée ; l’analyste doit avoir un dispositif de télécommande près de son fauteuil pour ouvrir à distance ; d’accord on ne le voit pas depuis le divan ; mais on peut le deviner ; car l’analyste ne bouge pas son cul du siège ; et quelques instants plus tard on entend des bruits de pas dans la petite salle d’attente ; l’analyste va bientôt annoncer que c’est tout pour aujourd’hui ; rappeler le prochain rendez-vous ; baisser la petite tablette en bois pour régler les affaires d’argent ;

les latrines
dans la cour arrière de la maison ; une dalle carrée en béton protégée par quatre murs de briques sèches ; ce sont quatre murs d’une belle hauteur ; même un homme très grand ne peut hisser son regard au-dessus de la dernière rangée de briques ; il y a une porte sur l’un des murs pourvue d’un loquet pour pouvoir s’enfermer ; il n’y a pas de toit ; au centre de la dalle de sol s’ouvre un trou ; un trou carré pas très large ; quand la porte est fermée la construction s’ouvre vers le ciel en haut ; et vers une énorme fosse creusée sous la dalle en bas ; le trou carré sert d’accès à la fosse ; c’est un trou pourvoyeur de merde ; quand on pénètre dans les latrines des cafards gigantesques rejoignent en vitesse l’obscurité de la fosse ; il faut cohabiter avec ces habitants permanents du lieu ; grouillants et inoffensifs ; un petit arrosoir de plastique rempli d’eau est disponible pour laver le sol ; c’est un agencement très simple ; les jours d’été des nuées de criquets s’abattent dans la structure par l’ouverture supérieure ; c’est un piège ; une fois entrés les insectes se jettent frénétiquement de l’un à l’autre des quatre murs ; et rebondissent jusqu’à épuisement ; ils ne pensent jamais à regarder vers le haut pour découvrir le seul chemin vers le dehors ; celui par lequel ils sont arrivés ; à l’intérieur on devient un nouvel obstacle dans leur parcours délirant ; sur lequel ils viennent ricocher par centaines ;

codicille : univers très différents mais ils sont apparus dans cette diversité…

A propos de Kévin Denirot

homme des pyrénées vagabond et parcoureur des recoins du monde. aimant faulkner&brautigan&carver&d'autres écriveurs américains. aimant tarjei vasaas&jon fosse&d'autres écriveurs venus du froid. aimant duras&koltès&d'autres manieurs de mots. aimant aussi la prose poétique (ça existe ce terme?) et le théâtre contemporain&les bons brasseurs de langue&raconteurs d'histoires d'où qu'ils viennent. écrit parfois mais sa paresse est grande. hélàs.

6 commentaires à propos de “autobiographies #08 | bouts de bicoques”