Autobiographie #1 | Presque un rêve

Sur le long de cette route se trouve la frontière, invisible depuis cet endroit. Un point quelque part dans la ligne d’horizon, là où se brouille la brûlure incertaine du sable et l’aplat de ciel. Ensuite la route continue, s’enfonce dans ce pays de désert duquel parvient un air chaud et sec ainsi que des hommes drapés de tissus épais conduisant des charrettes tirées par des ânes et des chevaux. Silhouettes courbées par de longs voyages, des visages on ne voit que les yeux sur lesquels se plissent des paupières de cuivre. Dans le sens inverse passent des cars sans fenêtres gonflés de passagers et de bagages jusque sur le toit. Ceux-là vont vers Dakar et la mer. On frôle des passages aux provenances et destinations dont nous connaissons les noms. Le reste, on l’imagine depuis cet entre-deux. D’imposantes stations-service jalonnent les deux rives de la piste goudronnée, monstres cubiques sortis de la terre en une nuit, comme portés par le vent. Étranges rangées de champignons arborant les logos de firmes multinationales au pied desquels un flot ininterrompu de camions de marchandises transite avant de reprendre la route. Quand leurs lumières blanches ponctuent la nuit épaisse, les structures de métal prennent des allures de vaisseaux spatiaux, on ne voit plus qu’elles. Les cabanes de métallurgistes, ferrailleurs et vendeuses d’arachides sont alors formes soupirantes, tapies sous l’ombre des arbres, jusqu’au lever du jour.

Une ruelle en terre battue bordée par des maisons basses. Quelques moutons passent par groupe à côté des motos colorées garées là. Les habitations sont cernées de murs qui protègent les cours intérieures des regards et du vent. Des enfants en sortent par intermittence, ou s’y engouffrent en riant, guidés par leurs jeux. Quelques pâtés de maisons plus loin, jaillit par-dessus les toits de tôle la silhouette du baobab, faisant proliférer ses branches noueuses sur l’écran du ciel. C’est le seul arbre du quartier auquel il a d’ailleurs donné son nom. À la nuit tombée, les bruits sortent dehors, se déplacent de l’intérieur des murs à la ruelle. Des silhouettes apparaissent, on s’assoit sur les rebords. En l’absence de réverbères, on se laisser guider par les voix. On tâtonne comme les chats, les yeux grands ouverts sur l’obscurité, le pas prudent, portant de chaque côté de la tête des oreilles immenses.


À travers la vitre apparaissent subitement des marchés nocturnes révélés par les phares de la voiture. Grouillement calme d’une réunion d’aveugles. Vision surprenante, comme balayer les abysses de la mer avec une torche lumineuse et y découvrir le mouvement d’une vie dense à la place de ce que l’on pensait être une nuit morte et immobile. Des marchands somnolent, le menton appuyé sur une main, accoudés au rebord de leur stand. Les fruits, légumes et objets, sont partiellement recouverts d’une bâche luisante sous une ampoule pâlotte. Femmes et hommes sillonnent le trottoir entre les pneus abandonnés et les déchets. Parfois un panier ou un sac plastique à la main. Éclairés de pleins phares le temps d’un instant, ils continuent leur marche imperturbable, indifférents à cette lumière qui les braque le temps d’une seconde.

L’impasse est tortueuse, de chaque côté des chantiers abandonnés, maisons murées, amoncellements de déchets vibrants de mouches. En avançant au bout on est surpris de se retrouver face à l’Atlantique qui s’étale en contrebas. Il faudrait d’autres mots, d’autres manières d’appeler cet être devant soi, qui ondule lentement, gonfle son dos, se roule sur lui-même, remue ses nuances mariant le cristallin à l’opaque de la nuit-univers. Descendre le mince escalier de béton jusqu’à la plage. L’étendue de sable est bordée de falaises orange, dont les différentes strates vont de l’ivoire à la teinte du feu. Les vagues se brisent avec lenteur, sans violence, sur la surface irrégulière des roches. Passer le plat de la main à l’épreuve de leur relief, la pulpe des doigts contre la rugosité des minéraux. Quelques maisons de vacance sont perchées au-dessus des falaises, lointaines et secrètes, jalousement gardées par les hauteurs escarpées. L’eau avance et recule, ronronnante. Les pieds s’enfoncent dans le sable humide, dessinant des empreintes qui disparaissent aussitôt sous l’écume. Scintillement du sol, éblouissement du soleil de midi sur la blancheur qui s’étire jusqu’à l’autre extrémité de la crique où s’éparpillent des silhouettes dans la mer, sur le sable. On distingue quelques pirogues alignées, légèrement couchées sur le côté. On les regarde, on a envie de marcher à leur rencontre. Cette partie de la plage est quasiment vide. Seulement une tente décorée de mobiles en bois et pourvue d’un toit en canisse sous lequel deux hommes observent l’océan, allongés sur le côté, la tête retenue par une main. Nous nous regardons sans un mot tandis que je passe à leur niveau et continue d’avancer en direction des pirogues.

Les murs de la chambre sont jaune pâle. La peinture se décolle par endroits, égrainant des craquelures au sol. Un grand matelas en mousse occupe le centre de la pièce sur lequel est étendu un drap violet à motifs géométriques. La lumière entre par l’encadrement d’une épaisse porte en bois menant à un balcon. Une partie de la chaussée est camouflée par le feuillage d’arbres bourdonnant de discussions d’hommes assis à l’ombre sur des chaises en plastique. Parfois la plainte chevrotante d’un mouton lézarde cette calme animation, ouvrant une fissure de malaise glaçant sur la chaleur du ciel. Des femmes apparaissent furtivement en taches colorées sur les terrasses des bâtiments d’en face. Une petite fille marche au milieu de la rue avec un seau en plastique avant de disparaître dans une cour. Par la porte qui relie la chambre à l’intérieur de la maison entre un courant d’air charriant avec lui des voix de femmes et l’odeur de la viande que l’on prépare au rez-de-chaussée. La chambre est un carrefour sonore où se mêlent et s’épousent la rue et la cuisine. Les sons tourbillonnent au-dessus du matelas avant de s’évanouir dans les coins sombres de la pièce, contre les murs, au bas des plinthes. Des bulles de savon qui meurent en explosions sourdes, redeviennent grains de sable sur le sol carrelé.

A propos de sephora_shebabo

Je suis née en 1995, Montreuil est la ville dans laquelle j'ai passé mon enfance et vis encore aujourd'hui. Écrire, filmer et photographier constituent le coeur de ma pratique à travers laquelle je m'interroge sur le récit, la trace et la mémoire. Je poursuis actuellement un double master en Textes et Création Littéraire à la Cambre et à l’École Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy.

2 commentaires à propos de “Autobiographie #1 | Presque un rêve”