autobiographies #14 | La Sablière

Toutes les images disparaîtront
en bas de l’escalier de pierre la vieille grenouille en fer posée sur la dernière marche incurvée par le passage des siècles
la pierre centrale du portail, gravée « La Sablière 1620 », déposée au fond du jardin, elle chancelait
l’enseigne au nom de Marcel, à côté de la pancarte débit de boisson
le facteur, tout le temps sifflotant, vêtu de son uniforme foncé, coiffé de la casquette à l’insigne des PTT, sur son vélo pédalant, le courrier dans une grande sacoche en cuir à l’avant et toujours ouverte
l’homme ouvrant son couteau de poche, faisant le signe de la croix sur la miche de pain et coupant le pain à chacun. Après le repas, donnant ses instructions pour le travail du lendemain à ses commis. Une écoute silencieuse, même les enfants, puis, son couteau refermé, le mettait dans sa poche, tout le monde se levait alors de table
le jardin de fleurs, à Loret-Rouillac, dont les enfants s’occupaient, les dahlias, le jasmin qui sentait bon et les citronniers plantés dans de grands pots qu’il fallait rentrer dans le couloir pour l’hiver
la femme qui, pendant la guerre, mettait dans les paniers des bicyclettes des enfants, des légumes et des œufs pour leurs maîtresses
dans le champ, des jeunes filles marchant nu-pied après la moisson
l’été 44 un jeune homme venu vivre à la ferme pour sa santé, pour se cacher ? on ne posait pas de question à cette époque
des cerfs-volants fabriqués avec du papier journal
les voix cloîtrées des sœurs du couvent des Clarisses, s’échappant au-delà du mur d’enceinte
« le danseur mondain », ami d’une locataire, parti en volant un vélo, on l’avait toujours trouvé louche
les feuilles de tilleul odorantes séchant au grenier
l’affiche rouge carmin du film Le Pont de la rivière Kwaï, 1959
le départ à la prison d’Angoulême, 15 jours, vous avez parlé, vous saviez que c’était défendu
les mobylettes orange et verte parcourant les allées du jardin durant un été
les paroles partagées sur la margelle du pont, au-dessus du ruisseau, dans les senteurs de glycine
pomper en cadence, vingt coups à droite, vingt coups à gauche, en chantant
les cheveux couverts de lentilles d’eau après une chute du bateau voguant sur le ruisseau
les ombres du bois et le coin des orties qui piquaient les jambes
l’eau gelée dans l’arrosoir, près des parterres de fleurs, zinnias, tulipes et soucis
suivie par le chat, se frottant aux jambes, la silhouette entremêle les saisons, étend le linge, ramasse les haricots verts, les petits pois, caresse les troncs des arbres fruitiers, apporte une feuille de salade aux poules, va chercher un œuf pour un gâteau
Les images s’estompent déjà de la mémoire des vivants, s’embellissent, ne sont parfois qu’histoires imparfaites ou réinventées, se découvrent et se retiennent avec peine sur le papier, se mêlent aux générations en noir et blanc, dentelées, souvent fanées.

A propos de Fabienne Savarit

J'ai toujours eu envie d'écrire des histoires. Le temps me manque, alors j'écris par petits souffles, en atelier, dans des carnets, sur un coin de table. Mon premier roman a été publié en juillet 2020, j'en suis encore ébahie. Mes mots sont voyageurs et se perdent au creux des courants marins. https://www.facebook.com/Fabienne-Savarit-Autrice-105753008006663