autobiographies #08 | mettre la clé sous la porte

Il y avait l’immeuble HLM qui piquait sur la route nationale côté cuisine; sur la voie ferrée côté chambres; il y avait le passage brinquebalant du train de 23heures47 épié soir après soir; il y avait sur les murs d’atroces papiers peints; des ramages roses dans la chambre des filles; jaunes dans celle des parents; il y avait le baromètre en bois dans le vestibule; l’abeille de plâtre au dessus du bahut; les cartes postales punaisées aux murs; il y avait les photos des morts barrées d’un fin ruban de tulle noir; dans la cuisine les adultes s’observaient; les deux filles se hâtaient d’expédier le repas; tout était prêt; la haine et le chagrin; le dégoût d’être là; il y avait le père bègue qui essayait de capter les informations; des voix se mêlaient; grésillaient; l’aiguille s’immobilisait; le speaker devenait audible; il neigeait ou il pleuvait; traces de bonhommes dessinés sur la vitre; désœuvrement de l’enfance…

Mettre la clé sur la porte; louvoyer; entre deux univers; s’arracher;

Retrouver l’immeuble bourgeois place Notre Dame; c’était la maison d Anne et Lucie; on était dans la même classe; on se disait tout; vautrées sur les tapis épais de l’appartement pour moi pharaonique; des pièces tarabiscotées dont les placards régurgitaient des centaines de livres; une grand-mère qui apparaissait à l’heure du thé; emmitouflée dans sa robe de chambre; une assiette en porcelaine bleue remplie de madeleines; et la musique; c’est du Mahler; c’est du Ravel; vous vous souviendrez les filles; et elle agitait ses doigts noueux sur un piano imaginaire; puis la vieille dame se retirait; Anne mettait Coltrane ou Mike Davis; on lisait André Breton et Paul Eluard…

Retrouver cette enfance derrière la porte épaisse de l’immeuble rue Duquesne.

Il y avait la ville; grise; étayée d’immenses murs de briques; il y avait la rivière boueuse; il y avait les rues fades; grises aussi; l’inévitable jardin des plantes; le kiosque à musique; il y avait les aciéries; Creusot Loire et la Manufacture d’Armes; il y avait le Patronage laïc; il y avait Burt Lancaster et Gary Cooper qui débarquaient à Vera Cruz; Jean Marais qui maniait l’épée; il y avait des starlettes qui posaient nues; il y avait les cachous Lajaunie; c’était noir ; kaki; couleur de camphre ou de goudron; il y avait le Nègre du cacao Banania; il y avait la chicorée Leroux; le Pschitt citron; les cadeaux Bonux….

Retrouver les clés de chaque porte et recommencer…

A propos de Monique Renaudeau

Entre lecture et écriture, amoureuse de la mer et des mots, ceux qui surgissent ou qui reviennent, ceux qui s’enchaînent et qui deviennent phrases, des marées de mots.

Un commentaire à propos de “autobiographies #08 | mettre la clé sous la porte”

  1. Chouette texte. Ca claque. Et ce ‘il y avait’ qui donne un rythme, me guide dans la lecture. Coup de cœur pour le premier bloc.