autobiographies #09 | De la rue du faubourg Poissonnière à la rue d’Alésia

Elle et son frère habitaient rue du faubourg poissonnière au sixième étage; un grand appartement mansardé qui donnait sur le métro aérien. L’immeuble cernait une cour rectangulaire; trois entrées à trois escaliers. L’entrée principale pourvue d’un ascenseur se trouvait, après qu’on eut franchi la large entrée dallée, sur la gauche de la loge de la gardienne — concierge; disait-on ces années là — une espagnole enjouée qui chantait : « Coloratura! Coloratura! je suis coloratoure », disait-elle et sa voix montait dans les aigus; ainsi l’entendait-on jusqu’au sixième l’été fenêtres ouvertes. Ses perruches — elle suspendait la cage devant sa loge avant de gravir les étages pour distribuer le courrier où faire un peu de  ménage —, égayaient la cour — chant et couleurs— que le soleil n’atteignait pas. Sur la droite de la loge une ouverture sans porte, avec un renfoncement pour les poubelles, débouchait sur un escalier étroit par où montaient et descendaient les ordures ménagères et les locataires des chambres de service.
Les occupants des appartements de l’entrée principale, pour la plupart âgés, qui ne vous saluaient pas, empruntaient l’ascenseur. Cet ascenseur avec porte grillagée montée sur ressorts et l’ applique qu’un faux contact faisait clignoter, sorte de geôle en suspension, elle et son frère ne l’empruntaient qu’en présence d’un adulte. Leur mère, qui avait la phobie du vide, anticipait des catastrophes dont elle pensait protéger ses enfants en balisant ses absences de recommandations écrites qu’elle disposait comme pour un jeu de piste sur la moquette de l’appartement: il ne faudrait pas entrer seul dans l’ascenseur, ni se pencher à la rampe d’escalier ( pour éprouver en crachant le vertige de la chute d’un corps), et aller en silence en se tenant la main.
Les six étages du grand escalier elle et son frère les parcouraient à pied dans ce silence prescrit qui les faisait pouffer; leurs chamailleries ayant entrainé des plaintes. On trouvait les nouveaux: ce couple aux horaires extravagants et leurs deux enfants désassortis ( elle était aussi brune qu’il était blond), indésirables.
Des mois que l’odeur stagne dans le couloir des chambres de service, elle imprègne l’appartement. De l’enfant nous ne parlons pas. Un enfant de deux ou trois ans, avaient-ils dit quand ils descendaient l’étroit escalier de service avec le brancard; l’âge véritable et le nom de l’enfant on les apprendrait plus tard; quand l’enquête avancerait. On dirait l’enfant. Ou le petit corps. On dirait L’enfant du feu ou l’enfant mort brûlé à l’heure du déjeuner dans la chambre du sixième. Cet enfant qu’ils emporteraient sur le brancard : si vous voulez passer par l’appartement et prendre l’ascenseur? Le couloir des chambres de service devenu noir; les vésicules ; les boursoufflures; les cloques grosses comme des œufs de caille sur la porte de la chambre derrière laquelle s’était recroquevillé le petit corps; cet enfant qui jouait avec sa peluche, un chien garni d’une mousse synthétique qui avait cramé; cette porte qui avait tenu bon et retenu les flammes; retenu l’enfant; l’enfant qui n’aurait pas su atteindre la poignée de la porte, la porte toute tordue sur ses gonds après qu’ils aient dû l’enfoncer; cette porte qui avait résisté aux flammes et aux coups. Un accident de chauffage, dirait l’assurance, d’un appareil bas de gamme — de ceux qui rougeoyaient comme des grilles pain—, ça se faisait avant (avant quoi) ce type d’appareils, qui pouvaient contenir de l’amiante et seraient finalement interdits. C’était l’époque du plomb dans la  peinture — et si l’enfant  était mort brûlé il avait échappé au botulisme, avait dit la propriétaire du troisième, une vieille salope qui racontait avoir été médecin.
C’était l’époque des tentures de deuil aux porches des immeubles ; de grands velours noirs ouverts à l’italienne qui annonçaient aux occupants et aux passants qu’ici on déplorait une mort; ces tentures ou dais ourlés de blanc; avec ou sans croix au fronton. On pouvait alors, comme à la campagne, commencer à se décomposer chez soi. Pour l’enfant de la chambre du sixième il y aurait l’odeur persistante de la brûlure et le noir cramé de la porte en guise d’appel; l’enfant du couloir des chambres de service de la porte enfoncée qui tenait encore sur gonds qui viendrait hanter notre cuisine. Il est là, il ne porte plus aucune marques de brûlure, il est là devant moi, — dans cette cuisine orange à la mode de l’époque — je peux le toucher : torse ; jambes ; pieds; son corps où les brûlures ont disparu, son corps comme réparé par la mort qui est revenu dans l’appartement dont je n’ai plus la clé; il plonge ses mains dans une boite de Crousty miel et il porte les grains à sa bouche; c’est dans la cuisine orange, il mâche les grains sans faire de bruit.
Elle et son frère prenaient le métro à Barbes Rochechouart; les matins d’hiver, il faisait encore nuit. Ce trajet d’une demi heure qui les menait vers le sud de la capitale dans cette école “particulière” de la rue d’Alésia. Promenant le regard en contre bas du métro aérien, vers la goutte d’or, on voyait les échoppes qui ouvraient; wax et bleus de chine que suspendaient les marchands; cheich, tapis de prière; un bazar d’arrosoirs, de bassines, de théières. Sur des broches verticales tournaient des agglomérats de volaille épicés; les arômes de café, de beignet, de sucre à la rose se mêlaient à l’odeur de viande réchauffée. Dès sept heures le quartier s’animait. Les vendeurs de contrebande écoulaient leur camelote à l’entrée du métro; à l’angle du boulevard les embouteillages s’annonçaient à coups de klaxons. Elle et son frère descendaient l’escalier qui menaient vers la ligne 4, celle qui relie la porte de Clignancourt à la porte d’Orléans, ils tendaient leur ticket — bientôt ils pousseraient la barre d’une portillon automatique.
Rue d’Alésia, Giacometti traverse la rue sous les trombes d’eau, il s’est coiffé de son imperméable; maitrise parfaite de la vitesse d’obturation ou hasard heureux dans un instant décisif, le photographe enregistre les mouvements: l’enjambée de l’homme, l’impact des goutes sur le passage piéton. Giacometti disparait absorbé par la glaise.
Deux enfants sortent du métro, ils passent devant la charcuterie Noblet — un porc en larmes en devanture—; ils s’engagent dans la rue d’Alésia; passent devant le cinéma — la tête surdimensionnée de l’homme au chapeau, les yeux repris à l’Aérographe- , sur la grille de l’entrée les billets se vendent huit francs, dit l’affichette; c’est sur le trottoir de gauche en marchant vers la rue de la Tombe Issoire; ils passent devant la boulangerie; enfin c’est l’école. Elle et son frère entrent. L’arbre de la cour nu; cris; jeux ; élastique; marelle. Un garçon en culotte courte sautille, ses jambes cloniques et maigres devant le mur de briques moussu — vert et ocre rouge —, il s’appelle Pierre; de l’autre côté du mur se trouve un atelier d’artiste. Un homme y dort. Dix ans plus tard, elle pousse la porte de l’atelier et l’homme l’étreint.


			

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “autobiographies #09 | De la rue du faubourg Poissonnière à la rue d’Alésia”

  1. Toujours, encore, par une magie, vous faites surgir de vos amalgames de fragments disparates, l’or d’histoires terribles. Merci Nathalie Holt de ces émotions fortes.

  2. Bien d’accord avec Ugo, j’aime ces terribles nouvelles qui arrivent au coin d’une phrase, l’air de rien. On a envie de plonger dans le texte et qu’il ne se termine pas. Merci.