autobiographies #06 | la nuit jusqu’au débord

quand les phares du camion ont éclairé le panneau, j’avoue que j’ai frémi un peu,

Et dire que les histoires qu’on invente sont les fables qui tiennent au corps, avec le froid dans la maison et les poumons qui brûlent à cause de la cigarette, l’asthme qu’il avait, et la rage déjà quand il balançait tous ses bouquins en dansant sur lui-même, moi j’entendais surtout ses cris à elle qui couvraient les siens, et qui traversaient la porte de l’appartement, depuis les trois étages que je montais à toute allure pour les rejoindre, et je trouvais toujours cet amoncellement de fumée qui flottait comme des corolles au dessus de la tête de mon fils, mais elle s’en foutait pas mal de tout ça, et du reste d’ailleurs, les factures à payer, les piles de linges sales, la moisissure, les taches de nourriture partout sur la gazinière, la crasse à même la table sur laquelle nous mangions, toujours, avec les restes de la veille, pourtant elle l’aimait, pas de doute là-dessus, elle y mettait tout ce qu’une mère peut offrir d’amour à un enfant qui vous donne une dernière chance de faire table rase – alors elle raccrochait quand elle m’entendait rentrer, en murmurant il arrive, comme pour signifier à l’autre au bout du fil que la récréation était terminée, que le mari en trop revenait pour mettre fin à sa tranquillité, à sa liberté de femme, au peu de responsabilité qu’elle se donnait et que son passé légitimait à tous les coups, tu ne peux pas comprendre, une enfance comme la mienne ça vous laisse sur le carreau, et puis d’évoquer la Grand’ Rive et son ex, le prof de philo, l’évaporé, le disparu, celui qui repoussait la nuit jusqu’au débord, avec l’enfant, le premier fils, qui devait attendre dans le petit deux pièces que les choses se tassent, que la nuit cesse pour de bon, pour enfin entendre Catherine, sa mère, rentrer avec lui, et s’envoyer en l’air dans le salon jusqu’au petit matin, alors oui, je lui en veux de ne pas admettre que cette enfance-là, elle n’était pas mieux que celle d’Olivier, que l’absence de ses nuits, sa solitude, il pouvait aussi les ressentir dans les coups de téléphone qui n’en finissaient pas, et que mise à part jeter des livres sur le sol, il n’avait pas d’autre issue pour attirer son attention, pour oublier cet horizon d’immeubles couleurs d’agrumes, avec l’illusion du lac au bout de la rue, loin, très loin de la maison, du chêne et de la forêt qui bordent les secrets de mon enfance, loin aussi des mères qui oublient, alors je me suis dit qu’il fallait qu’on parte, qu’on lui offre autre chose que ce calvaire, mais je l’ai déjà dit ça, de toute façon je me répète, à force de tout vous raconter, je ressasse toujours les mêmes vieilles histoires et je commence à fatiguer, à me lasser de rabâcher sans cesse qu’on méritait mieux que ces faux jardins, ce lac artificiel et ce béton à perte de vue, que ça devenait vital pour moi de se rapprocher de la maison, enfin de ma maison, celle pour laquelle j’avais signé chez le notaire un acte de propriété, celle que mes parents, que ma mère surtout, me devaient comme un dédommagement – mon père avait dit qu’ils partiraient vivre à la Gaudinière, que la maison, le chêne, seraient à moi quand je le déciderai, que ces histoires d’usufruit c’était une façon de les sécuriser eux, le temps qu’ils se retournent, et puis finalement il n’y eut qu’un amoncellement de promesses non tenues, ils ont d’abord hypothéqué la maison, leur maison, enfin la mienne, pour que mon frère fasse construire sur le terrain qu’il venait d’acheter, et puis quand il a décidé de le revendre, de ne pas aller au bout, ils lui ont donné la masure de la Gaudinière et ils sont restés dans la maison que je devais habiter avec ma famille – on fait quoi dans ces cas là des histoires qu’on s’invente pour tenir, quand on se retrouve confronté à une telle trahison, quand la différence vous arrache à vous même, si violemment, que vous avez l’impression que votre tête pourrait exploser, tellement la brûlure à l’intérieur devient intolérable, que les mots quittent la bouche, quittent le corps de l’homme qu’on se doit d’incarner, mais c’était trop tard, c’était signé, j’allais pas non plus les mettre dehors, j’allais pas les tuer quand même, je me suis dit que me rapprocher ce serait déjà une première étape – quand on a décidé de partir, enfin quand Catherine a accepté de redescendre, j’ai trouvé un copain du métro dont le beau-frère avait un camion suffisamment grand à nous prêter pour transporter notre misère, on a tout chargé en quelques heures et on s’est retrouvé tous les quatre à l’avant, dans la cabine, à la tombée du jour, il fallait impérativement que nous arrivions au petit matin, alors mon copain Lassus a proposé qu’on roule toute la nuit, il a même ajouté qu’il n’était pas fatigué et que ça lui faisait plaisir de nous filer un coup de main après toutes ces années passées à bosser ensemble, et je me souviens que Vincent pleurait au début, parce qu’il avait peur de lui et de son visage patibulaire, faut dire que Catherine avait bien chargé la mule comme on dit, elle avait fait ce qu’il faut pour conditionner le petit en allant lui raconter que Lassus était un type infréquentable – un bois-sans-soif comme tous les copains de ton père, un de ces types avec qui il va boire des coups après le foot ou le boulot – mais elle en savait quoi Catherine, de mon dégoût pour l’alcool, elle m’a vu quoi, trois ou quatre fois en tout rentrer ivre après le sport, alors que j’avais juste une petite vingtaine d’année, ça fait pas de vous un alcoolique, quand on a tout juste vingt-deux ans et qu’on ne connaît plus personne, qu’on est complètement déraciné, et qu’on cherche juste à repousser sa jeunesse un petit peu plus loin passé vingt cinq ans, alors, forcément, Vincent, il était terrorisé, parce qu’elle avait fait passer Lassus pour un mec dangereux au volant, un mec qui allait nous tuer en s’endormant sur la route – je me souviens encore du regard de Catherine, son regard noir comme celui de ma mère quand j’avais annoncé que je montais en région parisienne avec elle – celle qui avait eu un drôle avec un cousin de la famille qui ne l’avait jamais reconnu, une fille instable disait-on dans le quereu, une marie-couche-toi-là qui venait maintenant faire son marché chez eux pour arracher son second fils et l’emporter à la ville – voilà ce qu’elle racontait sur Catherine, et déjà à l’époque, j’avais envie de lui sauter au visage et de lui arracher les mots de la figure, vous imaginez bien que si mon père n’avait pas été là, si le peu d’amour qu’il restait encore dans la maison ne passait pas par lui, je crois que je lui aurais craché à la gueule pour de bon, mais je me suis contenté de partir, de fuir loin d’eux, et de leur mesquinerie de petites gens rustres et sans envergure – quand Lassus a démarré, quand le camion a commencé à rouler et à trouver sa cadence, Vincent a fini par se détendre, surtout grâce aux blagues qu’il faisait, Catherine aussi s’est apaisée et s’est départie d’un rire grave, un rire qu’elle a pris soin de réprimer avec sa main, elle est comme ça Catherine, derrière la colère, les mots qu’elle dit ou qu’elle laisse trainer dans ses aigreurs, il y a aussi sa façon incomparable d’être au monde, qui vous aide à vous maintenir la tête hors de l’eau, j’avais besoin de ça à l’époque, de quelqu’un pour m’épauler, et gommer ce qui en moi refusait de faire bloc, qui s’accumulait trop loin pour s’exprimer autrement que dans le mutisme justement, j’ai pensé souvent à leur dire, à leur raconter que cette histoire de masque cristallisait tout le reste, qu’il y avait bien plus derrière tout ça, que mon enfance s’était brisée par-delà les humiliations, que j’avais souvent l’impression d’être moins important qu’un bibelot dans la maison, mais je ne savais pas comment leur dire, et cette nuit-là, quand on roulait, quand on redescendait en bas, à mesure que les panneaux amorçaient le nom des villes familières, je sentais mon cœur qui s’accélérait, j’allais retrouver le quereu de mon enfance après plus de dix ans d’absence, et peut-être que Catherine en aurait fini avec le bruit des voix et les trahisons de la rue Saint-Sauveur – quand La Rochelle est apparu sur le rectangle vert, quand les phares du camion ont éclairé le panneau, j’avoue que j’ai frémi un peu, j’ai senti que Vincent aussi tremblait, je me suis dit qu’il devait penser à Olivier, son frère, qui était resté là-haut, dans l’immeuble de la butte, sans doute pour ne pas redescendre encore une fois vers leur passé commun, vers ces nuits d’insomnies où il guettait son retour, et ne pas être, comme moi, ce déclassé, celui qui échoue parce qu’il revient sur ses pas, comme font les petites gens, incapables de partir vraiment ou de faire table rase.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

6 commentaires à propos de “autobiographies #06 | la nuit jusqu’au débord”

  1. parce que je suis paresseuse et occupée, je n’avais encore rien lu de toi. Là, j’ai tout lu…sans doute parce que tu as dit que tu n’aimerais pas que ton père lise (et réussi en qq mots à faire changer d’avis FB sur les pdf). C’est très fort et j’ai envie de te suivre. L’idée que la fiction puisse débloquer le récit autobiographique, il me semble que tu la prends à bras le corps et que cela te donne un souffle extraordinaire. J’aime les écrivains en colère ; ils aident à dire notre propre colère

    • Oh je comprends très bien chère Danièle. Moi aussi j’aimerais pouvoir lire davantage de contributions et d’univers mais je parviens déjà difficilement à suivre le rythme de l’atelier avec toutes les occupations quotidiennes (oui nous sommes « occupés » comme tu dis). Alors pour mon père c’était surtout une boutade, mais je suis vraiment touché par ton passage et les mots que tu laisses ici comme une trace qui me donne la force de continuer, d’avancer et d’essayer de faire écriture, de peut-être, qui sait, devenir un jour écrivain en écrivant comme un écrivant justement – et en attendant c’est déjà ça… Et concernant l’écriture de la colère, je n’avais pas fait attention, en tout cas ce n’était pas pensé volontairement, mais oui tu as raison elle est dans tous mes textes cette colère, troublante révélation et champ d’investigation que tu ouvres ici… Encore MERCI pour tout ça. A très bientôt.

  2. Je souscris aux propos de Danièle, vive la rogne et je me sens très proche de cette nuit de dingues !

  3. A propos de colère, la phrase de Cioran  » je n’écris que pour régler mes comptes » m’a été mon sésame d’écriture, a légitimé mes textes et effacé ma honte. La colère n’est plus. Un autre sentiment a pris la relève. C’est plus apaisé, mais il faut que ça cogne. Je n’ai pas encore lu tout ce texte-ci, mais j’en connais et aime d’autres de toi. Je commenterai après lecture.