autobiographies #06 | train de nuit

Je ne dors pas. Mes yeux me fixent dans la vitre du train, au milieu des corps endormis de mes compagnons fortunés, indifférents à l’air glacé — climatisation réglée en dollars ; upper class, fauteuils clubs, trousseau de nuit ; tous montés à Rangoun, tous en longyi madras noué sous le ventre ; pourquoi ne lisent-ils pas ? Ces hommes ballotés jouent-ils au golf ? Ont-ils des maîtresses chinoises du côté de Mandalay ? —, dehors, le temps se défait dans la nuit birmane, l’heure de Paris tourne à mon poignet sur le compas de la montre — cadran, aiguilles, chiffres romains ; débarquée de l’avion ce matin ; toujours, à ma montre, je laisse battre la mesure de Paris, heure d’été, GMT+2 —, la pensée me vient du futur, du matin — la soupe de nouilles que je mangerai sur le marché, mais même cette pensée glisse, elle ne tient pas, car elle est pensée du jour et ce n’est pas son temps ; une autre fois, je prenais l’avion pour Hanoi, capitale imbattable des cuisines de trottoir, le chauffeur de taxi qui m’emmenait à Roissy m’avait entretenue durant le trajet de la lingerie et des corps féminins en me jetant des coups d’œil dans son rétroviseur. Je le laissais faire ; j’avais monté le volume de mes pensées qui n’avaient rien à voir avec son catalogue. Quand nous sommes arrivés, ça a été plus fort que lui, il m’a demandé quel était mon fantasme, là, tout de suite. J’ai éclaté de rire et je lui ai déballé la vérité en cinémascope : la putain de soupe de nouilles que j’allais manger le lendemain matin, en arrivant à Hanoi. Et c’était vrai. Je me sens vivre quand je me glisse sur un banc parmi des inconnus. Il y a des gens qui ne croient pas qu’on peut tomber amoureux d’un pays, d’une ville, d’un coin ; et bien si, il suffit d’écouter ce que le corps en dit. J’aurais pu aussi parler du rut des éléphants au chauffeur de taxi. Les sécrétions de la glande située devant l’oreille, qui coulent sous la trompe, entre les lèvres et annoncent la montée du sperme. Mais non ; je partais pour Hanoi.

Le train corne dans le noir du dehors épaissi par la pénurie électrique, les villages engloutis entre deux néons de gare, inondant de blafard, dans l’abomination des freins, un panneau de localité que je ne sais pas déchiffrer —faute de comprendre l’écriture locale ; je baragouine seulement ; combien, manger, dormir, bonjour, au revoir, s’il vous plaît, merci —, parfois je profite de l’arrêt pour humer l’air sur le marchepied, sans oser descendre, toutefois (de crainte que le convoi ne redémarre sans moi, et que je reste à jamais naufragée dans une nuit sans fin), mais l’air dort lui aussi, ou plutôt il n’a pas de forme – phares, feux, voix mêlées de radio, de télé ; odeurs d’asphalte, poussière mouillée, huiles, bêtes mortes –, il contient de minuscules éclats de vie qui ne disent rien, ou presque, de ce pays lointain et familier où je reviens, emportée dans un train tiré par les étoiles vers Thazi, peut-être, à condition que le temps veuille ne pas m’oublier tout à fait, parce que mon rêve n’a pas de bord, parce que je ne m’abandonne pas au sommeil comme les autres voyageurs, parce que mes pensées ne tiennent pas dans cette nuit qui n’est pas encore tout à fait la mienne, qui est le vacarme d’un convoi de la Myanmar Railways – autrement dit propriété de l’armée –, en route pour le Nord, dans la vacillance ferroviaire des lampes, des reflets pâles, derrière la porte vitrée qui sépare les voitures les unes des autres (j’en vois deux, trois peut-être, en enfilade, quand je colle mon front sur la surface plus chaude parce qu’au contact de la touffeur du dehors). De l’autre côté de la fenêtre du train, des fleurs que je ne vois pas s’ouvrent dans un souvenir, des hommes travestis invitent les esprits à descendre dans leur transe. Mon premier voyage ici. Une île sur le fleuve surgie de la nuit. J’invite ses images. Mais elles glissent aussi sur le noir et la vitre du train. Je sais l’heure. Je ne sais pas où je suis.

A propos de Catherine Bourzat

D’abord l’Asie, inconditionnellement. Plus d’un tiers de ma vie. Des voyages, des textes, des images, des publications. Depuis quinze ans, le grand saut : quitter Paris pour la vie à la campagne, la passion jardin, les chemins. Un jour, j’ai poussé la porte d’un atelier d’écriture dans un village du Quercy, puis d’un atelier virtuel avec le confinement. Et me voici aujourd’hui, intimidée et enthousiaste face à ce grand bouillonnement, avec l’envie d’y faire un bout de route.

4 commentaires à propos de “autobiographies #06 | train de nuit”

    • C’est bien mon intention. De continuer à fouiller les pensées de nuit voyageantes dans le temps à soufflet..