autobiographies #08 | Trois lieux, cent-quarante-huit points-virgules

tout d’abord, c’était une odeur ; une forte odeur de camphre ; une odeur prégnante, autoritaire, dictatoriale ; une odeur qui prend les narines à l’abordage sans aucun espoir de répit ; une odeur imposante qui acceptait néanmoins quelques accompagnements selon le moment du dimanche après-midi ; entre 14h30 et 15 heures, c’était celui de la colle du sparadrap ; de « l’élasto » comme on disait ; oui, la colle de l’élasto avait une odeur ; il y avait aussi des relents de « dolpic », une pommade chauffante qui est à la peau ce que le piment de Trinidad est au gosier ; un attentat ; c’était l’odeur de l’impatience ; l’odeur de l’envie : l’odeur du jeu ; à partir de 16h30, apparaissaient d’autres odeurs pour accompagner le camphre ; celle de la sueur ; pas une odeur de pieds, une odeur de corps qui se sont vidés de leur eau ; une odeur de boue aussi, surtout l’hiver ; c’était l’odeur de la fatigue, parfois de la joie ; puis survenait un parfum de gel douche qui supplantait la fragrance originelle ; dans une atmosphère moite chargée de vapeur d’eau ; l’eau brûlante des douches ; ou plutôt l’eau qu’on craignait brûlante quand nos genoux écorchés nous arrachaient des grimaces au moment de passer dessous ; c’était l’odeur de l’adieu au jeu, de l’ « au-revoir et à la semaine prochaine » ; du « attends, on va boire un coup quand même » ; le vestiaire d’une équipe de rugby juste avant et après le match dominical (ça marche aussi les samedis) est une scène de théâtre pour les sens ; parce qu’il n’y avait pas que les odeurs bien sûr ; l’avénement progressif du silence avant ; pas un vrai silence, un silence lourd ; un silence duquel émerge quelques mots, rarement des phrases ; des mots de connexion, de communion, de motivation ; des mots en « on » ; des mots collectifs ; des mots pour nous rassurer car on croyait partir au combat alors que nous allions tout simplement jouer ; et puis après le match, les bruits des émotions ; tristes, joyeux, vindicatifs, apaisés, énervés, euphoriques, rieurs, blessés ; un catalogue sans fin récité par une vingtaine de types cabossés ; des chansons parfois ; des chansons aux paroles mystiques tant elles n’ont aucun sens ; un débordement hormonal diront certain·e·s ; un excès de masculinité sans aucun doute ; et puis il y a la succession de tableaux ; d’une toile d’Edward Hopper au radeau de la méduse ; du vide au grandiloquent, aller et retour ; on avait vingt ans et on se racontait des histoires.

il faisait nuit dehors ; il faisait nuit dedans ; il faisait nuit partout ; j’avais huit ans ; sur injonction maternelle, je devais aller chercher une bouteille d’huile ; sur injonction paternelle, c’était une bouteille de vin ; j’avais huit ans et j’avais peur ; peur de cette cave mal éclairée ; peur de ces recoins obscurs où croupissaient mes cauchemars ; peur de cette absence de bruits ; peur de ce silence assourdissant ; peur de cette peur que je voyais et que j’entendais ; et surtout, ne pas courir ; ne pas courir dans les escaliers qui descendaient dans les entrailles de la terre ; ne pas courir pour ne pas être happé par l’enfer ; pour ne pas surprendre le diable dans un coin ; faire du bruit ; se raconter des histoires, parler, chanter ; à tue-tête pourquoi pas ; à tue-peur surtout ; passé les escaliers, restaient une dizaine de mètres ; un couloir interminable bordé d’autres caves ; celles des autres occupants de l’immeuble ; la nôtre, forcément, c’était la dernière ; la plus éloignée ; la plus perdue ; la plus dangereuse ; je passais droit comme un i à l’exact milieu de ce couloir ; ne pas être trop près des murs ; des portes surtout d’où pouvait surgir une main qui m’attrape ; des portes derrière lesquelles sommeillaient les pires atrocités ; des cadavres oubliés, sûrement ; des crânes humains en chapelets ; des squelettes suspendus ; arrivé devant la porte, il fallait l’ouvrir ; l’opération la plus délicate ; mettre la clé dans le trou de la serrure ; jeter un coup d’oeil derrière pour être sûr qu’il n’y a personne ; passer l’autre main entre deux lattes verticales pour enserrer le pêne de l’intérieur ; parce que la serrure était cassée et qu’il fallait toute une manipulation pour l’ouvrir ; ne pas avoir peur ; ne pas craindre l’irruption d’un vampire ; jouer de la clé avec ma main droite ; assister le mécanisme du bout des doigts de la main gauche ; ne pas arrêter de chanter ; ouvrir ; allumer ; ne pas trop regarder ; ne pas trop penser ; chercher, juste, la bouteille ; les cadavres ont peut-être élus domicile ici ; ils n’ont pas la clé ; les cadavres s’en foutent de la clé ; s’emparer du trésor ; ressortir ; éteindre ; tirer la porte ; poser la bouteille par terre ; re-bidouiller la serrure pour fermer à clé ; reprendre la bouteille ; oser un coup d’oeil dans la cave voisine ; pas de bouteilles, mon petit voisin a de la chance ; être surpris par le brusque bruit d’un enflammement ; le bruit de l’enfer, le diable m’a retrouvé ; non, c’est la chaudière collective qui se met en route ; ne pas courir ; ne pas avoir peur ; traverser le couloir sur la même ligne qu’à l’aller ; monter les escaliers ; sortir ; respirer ; oublier.

tables orange et carrées en plastique ; plateaux rectangulaires en plastique eux-aussi ; assiettes fumantes de tagliatelles trop cuites ; sauce tomates plus sauce que tomates ; nourriture insipide ; un avant goût de poubelle ; flan tremblotant dans son ramequin en verre transparent ; verre retourné d’une propreté douteuse et petite carafe d’eau ; lieu ordinaire ; lieu plus ordinaire que la moyenne ; une cafétéria de super-marché au début des années 80 ; musique d’ascenseur ; brouhaha, mélange savamment dosé de cris d’enfants, de colères agacées et du bruit strident des pieds de chaises qui raclent le sol carrelé ; dehors, la pluie ; du gris partout ; un couple d’amoureux ; moi et ma copine ; assis face à face ; assiettes intactes ; pas faim ; drôle d’endroit pour des amoureux ; en vérité, peut-être plus amoureux ; fourchette en main, regard au fond de l’assiette ; interrogation ; lui, un verre d’eau ; elle, une bouchée ; lui, la salière entre ses doigts comme s’il y cherchait une réponse ; elle, fourchette reposée, le regard sur sa main à lui ; sur ma main ; échange de regards ; dans le blanc des yeux ; dans le blanc du blanc des yeux ; un discret chant d’oiseau sort de la musique d’ascenseur ; un arc-en-ciel évanescent sur fond de grisaille ; deux ou trois rires étouffés d’enfants ; un rayon de soleil suicidaire ; pourquoi on est là ? Je me disais la même chose…

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

6 commentaires à propos de “autobiographies #08 | Trois lieux, cent-quarante-huit points-virgules”

  1. Merci de nous faire passer avec les personnages par ces lieux très incarnés, très habités, et bravo pour le tour de force du début du premier, tout ce paysage d’odeur, c’est rare et ça fonctionne très bien!

    • Merci pour ce commentaire. Heureux que ça fonctionne. Faut-il voir dans le rhume que je traîne depuis plusieurs semaines une explication à cette quête d’odeurs ?