autobiographies #11 | une photo ratée

À première vue, l’image est difforme. Du noir et du blanc seulement. Du noir plutôt gris et du blanc un peu jaunâtre. Un tirage photo, papier glacé, petites marges sur l’extérieur. À première vue, ce n’est qu’un papier cartonné survivant d’un processus chimique complexe mais révélant une large tâche finement ciselée. À première vue, ce n’est qu’une tâche. Une image en langage binaire. Pas de matière, c’est blanc ; matière, c’est noir. Du bois, du béton, de la chair, de l’acier, de la guimauve. Du vin rouge, un tissu fleuri, du granit rose, des choux verts, un amas de neige blanche. Curieux ça. En langage binaire, en ombres chinoises, la neige blanche est noire. En noir, le concret. En blanc, l’abstrait. L’amour, la faim, la concupiscence, l’avarice, le froid, l’envie. L’interrogation.

L’image. Une silhouette peut-être. Non, deux silhouettes. Un bras ici, deux jambes là. Le contour d’un sein peut-être. Deux têtes aussi, sans aucun doute. Mais au milieu, cette profonde tâche. Lourde, imposante, sans forme. Une énorme masse noire qui sépare les deux silhouettes. Rorschach me souffle à l’oreille de drôles de trucs. Une tâche liquide en plein milieu. C’est ça, du liquide. Un fluide plus sûrement. Deux silhouettes séparées par une masse de fluide. Mystérieux. Une force subtile émanant de ces êtres en mouvement. Fluide magnétique, forces telluriques, expression du pouvoir très matériel de l’esprit, ectoplasmes en activité. Ou de l’eau. Une explosion aqueuse. Une bombe à eau, de celles que je jetais dans la rue, enfant, depuis le deuxième étage de l’appartement de mon grand-père au pied des passants innocents. Innocents mais très vite en colère. Une bombe comme la torgnole que je prenais en retour. Ou de l’air. Même si l’air possède la matière du vide. Pas vraiment de l’air, du vent. C’est ça, du vent. Le jeu du vent avec une étole. L’image représente les silhouettes de deux êtres nus en mouvement avec deux morceaux de tissus légers portés par un vent divin. 

Fixer la photo. En imprimer ses contours sur mes rétines. Suivre la frontière de chaque silhouette. Naviguer entre le noir et le blanc. Apprendre les formes. Fermer les yeux. Garder l’image. La garder dans mon cerveau. Penser. Imaginer.

Le tissu pourpre du personnage de droite l’enveloppe en partie. Une extrémité lui cache le sexe. Il est nu, c’est un homme. Un jeune homme en mouvement. Le reste de l’étole flotte derrière lui, comme s’il avait des ailes. La matière du tissu est légère, même s’il est opaque. La teinture révèle un ton soutenu dans ses replis préservés à l’ombre mais, à la lumière franche d’un soleil rasant, il vire au rose. Le pourpre, couleur du pouvoir et de l’honneur. Résurgence machiste antique en Phénicie, en Crête, dans les Cyclades. L’oxyde cyanique du murex, l’essence du mollusque gastéropode pour teinture. Une écharpe envolée du cou d’une belle. Un ton qui révèle la peau diaphane d’une jeune ingénue, lui offrant la matière de sa beauté.

Le tissu azur du personnage de gauche flotte, lui aussi, comme un souvenir évanescent. La femme a une main par terre, en appui sur sa jambe droite. L’étole se confond avec sa longue chevelure blonde, s’envole et l’enserre au niveau de son bassin. Cachant sa prude féminité. L’écharpe en fait le tour et meurt derrière son genou. Le bleu est sombre mais il vire au blanc en pleine lumière. Le tissu est vaporeux et transparent. Pastel des teinturiers, herbe de saint-Philippe, aux vertus cicatrisantes du temps de Dioscoride. L’azur, couleur de l’air, du rêve. Une écharpe perdue par un prince africain révélant les traits fins de sa peau sombre, en écho à la couleur de ses yeux envoûtants. 

Assis à mon bureau, je tiens cette photographie entre mes doigts. J’ouvre les yeux et je me souviens. La photo ratée, tombée d’un album et oubliée au fond d’un tiroir. J’avais vingt ans, un voyage en Italie. Au musée de Capodimonte à Naples, un tableau de Guido Reni datant du début du XVIIème. Sujet mythologique, Atalante et Hippomène en pleine course. 

Une vieille photo ratée mais je trouvais ça beau.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

6 commentaires à propos de “autobiographies #11 | une photo ratée”

  1. Bravo, je suis admiratif, tant de détails, de précision, le lecteur avance et devant ses yeux étonnés apparaît un tableau.

    • Merci Laurent. Très touché. Un peu surpris par la proposition au départ, peut-être pas vraiment compris. Et puis quelques mots, et puis d’autres…

  2. Je reviens encore une fois pour mieux entrer dans l’image.. je suis surprise de retrouver de la nudité au milieu de ce noir, le léger finit par venir, le jeu du vent
    Je navigue encore à la frontière des corps, je ressens le pourpre du tissu proche du corps d’homme.
    Un tableau…