autobiographies #13 I Lui, sa voix

Quand je l’ai vue au bal de la place Noiseux, derrière son verre d’agua limon, le menton dans la paume de sa main, assise à côté de sa mère qui n’avait pas enlevé son manteau, je ne sais pas, il s’est passé quelque chose dans ma tête. C’était comme une tulipe blanche dans un vase sans eau. Son regard absent glissait sur les couples en train de danser. L’encolure de sa jolie robe dégageait son joli cou. Quand je me suis approché pour l’inviter, elle a eu l’air contente. Sa mère a hoché la tête, raide, les mains posées sur le fermoir de son sac. Je me suis dit, la vieille, il va falloir faire attention. On a enchaîné trois valses. J’avais posé mon bras sur sa taille fine, prise dans la ceinture de la cotonnade légère de sa robe, qui s’envolait sur la piste. C’était une plume. Pendant tout ce temps, elle avait gardé sur les lèvres un petit sourire timide. Elle n’avait même pas vingt ans, moi un peu plus. Elle me plaisait. Quand je l’ai raccompagnée à sa place, je me suis incliné devant elle et j’ai demandé à la mère si elles seraient là dimanche prochain. En m’éloignant, j’ai vu que la mère se penchait vers elle d’un air revêche. Après ça, ma cavalière a avalé son verre d’un trait et a repris son air absent.

Et voilà. Maintenant, je vais la chercher tous les dimanches chez ses parents pour l’emmener au cinéma ou manger une glace sur le boulevard. À chaque fois, la mère nous colle le petit frère dans les pattes. Elle, elle garde toujours sur les lèvres son petit sourire timide. Elle a l’air gentille. Je suis fier de l’avoir à mon bras dans la rue. Elle est toujours bien arrangée, bien soignée. Je suis amoureux. Elle m’a dit qu’ils étaient juifs. Je lui ai répondu que nous aussi. Heureusement. Son père est ébéniste, le mien maréchal ferrant. On se comprend. Même si elle garde toujours sur les lèvres son petit sourire timide. Moi j’ai une situation, je suis agent à Électricité d’Algérie. Je ne gagne pas beaucoup, mais j’ai ma paie tous les mois. Elle, elle a son certificat. Je suis un type simple. Une gentille femme, des gentils enfants, des amis avec qui partager des pique-niques, des idées. C’est ça mon idée de la vie. On est déjà allés au Cap Falcon, avec elle et mes copains. C’était des belles journées à se baigner, discuter, manger la tortilla. Elle, elle garde toujours sur les lèvres son petit sourire timide. Moi l’argent, je m’en fous. Ce que je veux, c’est une vie simple, tranquille. C’est ce que je lui ai dit. Elle, elle garde toujours sur les lèvres son petit sourire timide. Maintenant, sa mère la pousse pour qu’on se marie. Elle est l’aînée et ça fait six mois qu’on se fréquente. Moi ça me fait plaisir. Elle, elle garde toujours sur les lèvres son petit sourire timide.

***

Dans ma famille, on n’est pas riches, mais on n’est pas malheureux. Mon père travaille dur. Ma mère a élevé cinq enfants. Mes parents font ce qu’ils peuvent. Nous, les gosses, on a fait ce qu’on a pu aussi. On est une famille sans histoire. Je suis le dernier. Ma sœur est gentille. Elle aide ma mère. Je l’aime beaucoup, et j’aime bien mes trois frères aussi. Je suis plus proche de Robert. À cause de la politique. Sous Vichy, quand on nous traitait de sales juifs à la récréation, soi-disant parce qu’on n’était pas des Français, mon poing partait tout seul. Et lui, il était toujours là. Et maintenant, avec les événements, ce qu’on nous reproche, c’est d’être Français. Moi je suis juif, je suis Français et j’ai plein de copains arabes. Et alors ? C’est normal. L’Algérie, c’est là qu’on est tous nés, Algériens, Français, musulmans, juifs. C’est un beau pays, on l’aime tous. Depuis toujours on vit ici ensemble, sous le même soleil. On ne se mélange pas, mais on vit ensemble. Alors pourquoi ça ne continuerait pas comme ça ? Je le sais pourquoi. Parce que les colons, ils sont allés trop loin, à s’en mettre plein les poches, à traiter les arabes de bougnouls et de bicots, sans qu’ils puissent aller à l’école, gagner leur vie comme nous. Alors évidemment, à un moment, stop, ça s’arrête. Moi, je suis fils de maréchal ferrant. Qu’est-ce que j’ai à voir avec les colons ? Ce que je veux, c’est vivre ici avec mes copains, Albert, Saïd, Georges, Foued, Maurice, Ali. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça, à continuer à aller se baigner ensemble sur nos belles plages. Mais les plages, c’est les plages d’Algérie, il ne faut pas l’oublier. Et l’Algérie maintenant, il faut qu’elle devienne indépendante, c’est normal. Je veux dire, sans les colons. C’est à cause d’eux qu’on en est là, à choisir entre partir en France et tout quitter, ou rester ici et risquer notre peau. « La valise ou le cercueil ». Moi, je suis Français, et c’est en Algérie que je veux vivre, comme avant, au milieu des Algériens. Mais sans les colons, qui exploitent les terres, exportent le bois, nous prennent tous de haut. Comme ils sont là depuis des générations, à manger du couscous, des poivrons grillés et des pois chiches au cumin, ils ont fini par se croire chez eux. Voilà où ça nous a menés. Alors évidemment les arabes, maintenant, c’est fini. Mais eux aussi ils ont perdu la mémoire. Ils ne se souviennent pas que nous les petits, les petits arabes et les petits juifs, on a toujours été des frères. Et maintenant, ils mélangent tout, les patrons, les petits commerçants, les ouvriers, les juifs, ceux qui s’en foutent de tout ça, de la religion, de la race. Maintenant, ils nous mettent tous dans le même sac : tous des « Français », tous des « colons ». Je les comprends. Tout ça, c’est allé trop loin. Si c’est pas malheureux. Maintenant, on a deux gosses, un garçon de onze ans et la petite qui va bientôt en avoir cinq. Deux beaux enfants. On vient de faire construire. On s’est saignés pour ça. Qu’est-ce je vais aller faire là-bas, moi ? Je suis Français, mais qu’est-ce que je connais de la France, moi ? Et qu’est-ce qu’ils savent de moi, les Français ? Je suis juif, mais ma famille, c’est les arabes d’ici. Ma famille, c’est tous les pauvres du monde entier. Voilà ce qu’on pense, nous, avec les camarades du local. Alors j’attends encore un peu. Peut-être qu’on pourra rester finalement. Soi-disant, de Gaulle, il nous a compris. Il a compris qui ? Il a compris quoi ? Il n’a rien compris du tout. Qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre de tout ça à Paris ? C’est à cause de de Gaulle que maintenant on a les fous de fellaghas et les fous de l’OAS qui s’entretuent, et nous au milieu. Elle, elle est comme sa mère, elle aime pas les arabes. Elle vit avec eux, elle vit comme eux. Mais elle aime pas les arabes. Tout ce qu’elle sait dire, c’est que tout ça c’est à cause des sales arabes. Mais c’est pas les arabes, c’est la France qui nous fout dehors. Et la France, c’est sûr, elle ne voudra pas de nous non plus. Pour les Français aussi, on est tous des colons. Qu’est-ce qu’on va devenir.

A propos de Corinne Dupuy

Détestant m'exprimer en public, je ne voulais pas enseigner. Je me suis retrouvée dans la com. Et j'ai fini par écrire un livre, paru aux éditions Velvet : https://www.editionsvelvet.com/a/corinne-dupuy/le-bernard-l-ermite-dans-l-aquarium. Si vous le lisez, vous comprendrez que "L'autobiographie comme fiction", ça me parle. Avec les confinements, j'ai quitté Paris. Je vis aujourd'hui dans les Côtes d'Armor.

2 commentaires à propos de “autobiographies #13 I Lui, sa voix”

  1. C’est tellement fluide, j’ai été tout de suite embarquée, j’aime bien la modestie des personnages, leur grâce.