autobiographies #13 | une dame

Elle était svelte et de taille moyenne, elle avait de jolies mains, de jolis pieds, des yeux très clairs qui voyaient un peu flou et a gardé toute sa vie des jambes fines qui donnaient à ceux qui la suivaient une attente déçue, dans les dernières années, par la vision du visage fripé, des énormes lunettes loupes que sa myopie aggravée par les ans nécessitaient et par le rouge à lèvres auquel elle ne renonçait pas mais que sa vision défectueuse l’amenait à poser de manière aléatoire. Elle a gardé toute sa vie ces cheveux courts légèrement ondulés et ce cran sur le front qui allaient avec les robes à taille base. Telle quelle, elle intimidait un peu ses petites filles, fières de marcher près d’elle, comme si elle avait pu leur transmettre un peu de son allure. Elle avait grandi dans une famille aimante et elle en était partie, en 1920, à tout juste vingt ans, pour, après le long voyage en paquebot qui étaient alors la règle, se retrouver, si loin de Lyon et de sa mère, sans autre contact que des courriers cheminant avec une lenteur extrême de l’une à l’autre, accoucher dans l’ambiance des légations étrangères de Pékin. Elle était d’un temps où on ne montrait jamais ses sentiments en public et elle affronta avec la même grâce lisse, urbanité calme, les joies et les douleurs qui ne lui manquèrent pas. Il y avait en elle la grâce et un peu de l’audace de sa mère qui en faisait, lorsque, avec la trentaine, elle n’a plus subi son rang de toute jeune-femme à protéger, l’organisatrice de la vie mondaine des villes où elle se trouvait propulsée en suivant son mari. Il y avait en elle les principes assez rigides de son père qui, sur les photos, avec son visage fin, sa petite moustache, ses complets noirs et ses hauts cols, évoquait aux yeux de ses arrières-petits enfants les assistants à l’enterrement du Conte d’Orgaz. Elle était généreuse d’instinct mais avec une tendance à surplomber, un peu, ceux qu’elle jugeait avoir besoin d’elle. Elle était aimante et dévouée mais le cachait parfois derrière son souci de donner aux plus jeunes les règles qu’elle jugeait indispensables. Les cigarettes qui pendaient toujours à sa bouche, certaines phrases qui frappaient aigu ses jugements, parfois avec erreur, obéissant aux préjugés qu’elle n’avait pas eu le temps de dépasser et qui horrifiaient l’ainée de ses petites filles, crevaient pourtant cette surface parfaite, laissaient voir un peu de la fantaisie de la petite fille adulée que l’on baptisait Nénette, comme étonnait la découverte de la verdeur de son langage, relative mais stupéfiante pour ceux qui ne connaissait que son rôle d’ancêtre, lors des dîners avec les amis qu’elle a toujours gardés, jusqu’à leurs morts, témoins de sa vie de jeune femme dans ces années de l’entre deux guerres que l’on dit folles. Elle a voyagé, beaucoup, elle a vu le monde se transformer plusieurs fois, elle s’est penchée sur des blessés escortée par un aide de camp, elle a subi des réceptions avec des dignitaires qu’elle méprisait un peu mais dont elle cherchait les qualités, organisé les vacances en commun avec ses descendants, pensé à ce qu’ils aimaient, arbitré les litiges en les niant, elle a perdu un fils, elle a recueilli les peines de ses filles, hébergé avec naturel qui en avait besoin, protégé avec une fermeté gracieuse la tranquillité qu’elle jugeait nécessaire à son mari, et elle est restée, immuablement, jeune fille de la presqu’île lyonnaise, jusqu’à quelques tics de langage comme l’effacement des « e » qui lui faisait dire atlier pour atelier et la certitude qu’il n’y avait de bon chocolat que celui de chez Bernachon (du moins depuis l’ouverture de sa boutique).

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

4 commentaires à propos de “autobiographies #13 | une dame”

  1. Merveilleux ce particulier que votre texte rend si universel au point que j’y croise certains traits de caractère de ma propre grand-mère née dans les années 1900… Merci, Brigitte. Merci.