autobiographies #13 | pensées blanches

codicille : Rattrapé par la proposition autour d’Anne-James Chaton, le elle+elle+elle est devenu un je+je+je, une succession de voix narratives. Dans l’exploration de ces réalités, sans doute les « artefacts collectifs » ne sont-ils pas assez présents et les considérations individuelles trop prégnantes. Mais c’est là, dans les pensées blanches de ces femmes, que m’a emmené Annie Ernaux.

C’est quoi la mort, si ce n’est la disparition de tous ceux qui entourent un être ? Je ne sais pas laquelle de nous deux est morte ce jour-là. Je ne sais pas laquelle de nos deux âmes a disparu. Je ne sais pas lequel de nos coeurs a cessé de battre. Je tiens sa main dans la mienne comme elle le faisait quand l’enfant avait besoin d’être rassurée. Je lui caresse la peau de ses doigts, la peau du dos de sa main, là où elle a toujours été la plus douce. Je lui rends son regard, celui qu’elle portait sur moi à mon chevet, quand j’étais en convalescence. Tombée du vélo, grippée, amoureuse éconduite. Je fouille cet instant avec tous mes sens pour savoir ce qui est à moi et ce qui est à elle. Je devrais peut-être chercher ce qui n’est pas à moi. Ce corps décharné, cette peau fripée, cette main déformée. Pourtant, lorsque son souffle s’interrompt, je ne meurs pas. Curieusement, j’ai même l’impression de revivre. Plus de souffrances. Je sais qui est morte ce jour là, ce n’est pas moi.

C’est quoi la mort, si ce n’est croire que l’univers disparaît après l’ultime battement de coeur ? J’ai beau chercher une autre réponse, je n’en trouve pas : la mort, c’est quand le coeur s’arrête. L’univers cessera d’exister à l’instant même où je ne pourrai plus le voir. Où je ne pourrai plus la voir. Je sais qu’en ce moment, elle pense qu’elle m’accompagne. Je sais qu’en ce moment, elle croit qu’elle meurt avec moi. Je sais qu’elle se trompe. Je sais que la mort est une activité solitaire. Je sais qu’elle voudrait être avec moi, m’accompagner, me soulager, me rassurer. Je sais qu’elle ne le peut pas mais ça, elle ne le sait pas. Combien de fois mon coeur a-t-il battu dans toute ma vie ? On croit longtemps que c’est un nombre infini. Combien de battements pour les autres ? Pour elle ? Pour lui ? Pour eux ? Combien de fois cognera-t-il dans sa poitrine ? Je me suis toujours dit que quand on ne pouvait pas répondre à une question, c’est que celle-ci était absurde. Ou sans intérêt. L’univers disparaît de mes yeux et je ne sais pas si c’est une réponse.

C’est quoi donner la vie, si ce n’est être libérée de sa souffrance ? Mon corps va exploser de toutes parts, mon ventre n’est que douleurs, je suis une plaie. J’aimerais me dire qu’il n’y a rien de plus beau que de donner la vie. Personnellement, j’ai un gros doute. J’aimerais me dire que l’humanité est magnifique. Enfanter dans la douleur, connaître l’amour salvateur et rédempteur. Il faut être honnête, tous les ingrédients des malheurs de l’humanité sont là, dans ces quelques instants qui précèdent le don de vie. J’aimerais me dire tout ça, mais je ne peux pas. J’ai trop mal. Je ne veux pas perpétuer l’immuable marche du monde, de la vie. Je ne veux pas être le lien entre la terre, le ciel, le yin, le yang, les dieux, les extraterrestres, je veux être libérée de cette douleur infernale. Jusqu’au moment où tout s’efface. Elle apparaît derrière le rideau de draps tirés entre mes jambes et j’oublie toute ma vie d’avant. Jusqu’à l’ultime douleur. 

C’est quoi ? C’est ça qu’il y a dehors ? C’est de là que vient tout ce raffut que j’entendais ? J’étais plutôt bien dans mon cocon, j’y étais chez moi. Et là, on m’expulse. sans sommation. On me donne une tape sur les fesses, obligé de respirer, de gonfler mes poumons d’air. Ça brûle. Je pleure. C’est nouveau ça aussi. Je chiale et tout le monde est content. C’est comme ça que ça marche dans votre monde ? Je prends note, je m’en resservirai plus tard. Et là, vous coupez quoi ? Pourquoi vous faites ça ? Pas le cordon, je pourrai plus rentrer chez moi. C’est pas très malin. De toute façon, je ne sais plus où je suis. Je vole. Ça, par contre, c’est plutôt délirant. C’est vrai que c’est plus grand que chez moi. Bon, j’y vois rien. Juste une lumière blanche. Faut dire, je suis toute poisseuse. Oui, lavez moi un peu, c’est une bonne idée. Et posez moi là. Je connais cette voix, je connais cette odeur. C’est un peu comme chez moi, la déco en moins. Tu pleures toi aussi ? On t’a tapé sur les fesses ?

C’est quoi un enfant, si ce n’est la déclinaison la plus acceptable de l’avenir, le concentré le plus puissant des espérances ? Je sais pourquoi on me sourit. Je suis belle. Tout le monde me le dit, je n’ai aucune raison de ne pas y croire. Je suis belle, mais la vie est bien plus simple dans les histories qu’on me raconte que dans la réalité. Même que je m’en raconte, des histoires, c’est dire que c’est pas très compliqué. Un prince et une licorne. Pour le reste, c’est pas très important. Par contre, la vraie vie, j’y comprends rien. Jamais vu de prince. Mon papa l’a été, il paraît. Il y a longtemps. Je pense que c’était même il y a très longtemps. Jamais vu de licorne en vrai non plus. Paraît que ça existe pas. Ce serait idiot d’en parler alors. Par contre, avec de l’argent, on m’a dit qu’on pouvait réaliser ses rêves. Peut-on acheter des princes et des licornes ? Je crois que l’espérance, c’est le rêve de trouver un jour un prince et une licorne.

C’est quoi grandir, si ce n’est réduire inexorablement le champ des possibles ? J’ai voulu être princesse. J’ai voulu être infirmière, coiffeuse, vétérinaire, joueuse de football, fleuriste, patronne de grande entreprise, maîtresse d’école, mannequin, cuisinière, actrice, marchande de légumes, peintre. Je suis allé à l’école pour apprendre. J’ai appris à couper les branches, à élaguer celles qui allaient trop loin. J’ai appris à contenir mon horizon dans un cadre. Je suis allé à l’école pour perdre un à un mes rêves. J’ai fait de longues études, jusqu’à une thèse en hydrologie dont le sujet était « contribution à la définition des évolutions des systèmes géomorphologues et des risques érosifs dans la vallée de la Clarée ». Aujourd’hui, je vends du fromage sur le marché. Mais j’ai jamais arrêté de rêver. Tant que je rêve, je vis. Tant que je vis, j’aime. Et tant que j’aime, aucune ombre ne pourra obscurcir mon horizon.

C’est quoi vieillir, si ce n’est apprendre à penser à la mort ? Je suis la femme, je suis la mère. Je suis la vie. J’ai réussi à éviter les pièges. Je suis passée entre les gouttes. J’ai apprivoisé mes rêves. J’ai dompté mes espérances. J’ai tracé ma route dans le maelström de l’existence. Je connais le goût de toutes les gouttes d’eau de tous les océans du monde. Je me fous du reste. La vie m’a usé la peau. J’habite de moins en moins dans mon corps et de plus en plus dans mon esprit. Je sais qu’un jour, mon coeur cessera de battre. Ma fille deviendra mère, ma petite fille deviendra princesse, ma mère deviendra lumière, je deviendrai un souffle qui rejoindra le vent. Je ferai danser les branches des arbres, je caresserai la peau des gens que j’aime ou que j’aurais pu aimer, j’embrasserai la vie sans que personne ne me dise où poser mes lèvres.

Ce jour là, rien ne s’arrêtera.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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