autobiographies #15 | chambres alvéoles

Je ne comprends pas tout à fait qui elle est mais je sais qu’elle se déplace dans cette maison de poupées avec agilité, chambres pareilles aux alvéoles d’un fruit, bien visibles en coupe verticale ou par le dessus. Il y a des personnages en cire installés dans des fauteuils miniatures, des drôles de meubles qui ressemblent à des vrais, des petits objets posés sur des surfaces à portée de main, des casseroles pendues à la cuisine, des lustres, des tableaux portraits ou paysages comme on en trouve dans les maisons bourgeoises. Il y a aussi des minces fissures à la base des murs, des interstices entre les cloisons, des recoins d’escalier, des tiroirs secrets, des espaces vides où s’accumulent mots souvenirs et poussière. Elle connaît cette maison de tissu bois et carton pour l’avoir fabriquée pour ses enfants il y a longtemps. Elle ne s’est jamais résolue à la mettre au rebut, l’a installée dans l’ancienne chambre de B. puisqu’il n’y dort plus. À mesure des années écoulées, un rapport singulier s’est instauré avec cet objet qui en dit long sur la vie, raconte, ouvre des portes sur d’étranges horizons colorés qui à chaque fois lui rappellent quelque chose. Quand elle ne dort pas elle se lève et se rend dans la chambre de B., éclaire les pièces par le côté d’une lumière dorée. Elle les envisage telles des niches qui se dégagent dans la profondeur de l’édifice aux différents étages, se faufile à l’intérieur. Elle y navigue à la recherche d’indices, se laisse envahir par la marée des images.  

nuit 1

elle emprunte l’escalier niché au cœur de la maison, stoppe au premier palier, pose la main sur la poignée en métal gris, d’un coup pousse / le matin est jeune, dans le salon la lumière est blanche, presque phosphorescente. Par la fenêtre on voit des fleurs sur les arbres fruitiers — s’agit-il de la petite maison aux volets bleus qu’ils habitaient après leur mariage dans la rue des Tulipes ? C’est un peu ça et un peu différent à la fois. Tout est blanc, simple. Il n’y a personne

nuit 2

elle ne sait jamais ce qui l’attend derrière la porte / la scène est insérée dans son cerveau, toujours quelque chose qui vient d’elle, mélange de souvenir et d’imagination, mais quoi ?

nuit 3

odeurs dans la chambre tout de suite à pousser la porte, odeurs de vieux corps, taches de sang sur la moquette / elle reconnaît la chambre dite chambre bleue à cause de la tapisserie à rayures dans un camaïeu de bleus / sur le mur il y a une photo encadrée grand format avec jeune homme en habit militaire et aussi quelques autres plus petites accrochées en série / la chambre est dépouillée, mobilier pauvre des années soixante dont deux chaises recouvertes d’un tissu à poils jaunes, étagères de l’armoire bourrées de linge / environ 12 mètres carrés / juste des volets pas de rideaux / fixée au-dessus du lit une petite lampe en verre poli avec une poire pour l’allumer mais elle est éteinte. Le jeune homme en habit militaire bouge les lèvres comme s’il voulait dire quelque chose

nuits 4, 5 et 6

troublée, elle revient pousser la même porte plusieurs nuits d’affilée pour s’intéresser au portrait / je ne sais rien d’autre

nuit 7

ça ressemble à un atelier figé dans le temps avec longue table en bois à deux niveaux et pas mal de bazar, atmosphère poussiéreuse / niveau du bas : coupons de tissu, boîtes d’épingles, magazines, à moins qu’il ne s’agisse de patrons de robes manteaux corsages / niveau du haut encombré de boîtes pour les boutons, les paillettes, les rubans, les broches, une plus volumineuse à couture avec bouton métallique à tirer pour déployer les côtés mais ce bouton se dérobe chaque fois qu’elle approche la main / il fait sombre, elle hésite, progresse à tâtons / identifie sous ses doigts des bobines de fil mais ne distingue pas leurs couleurs, des chutes de gros grain noir et gris, des morceaux d’élastique un peu raide, une collection de pelotes de coton à plusieurs fils, des pressions et agrafes de soutien-gorge, une pelote en velours rouge avec épingles / elle se pique, tout paraît irréel, toute une vie immobile sous une menue cendre

nuit 8

dans l’atelier tout a disparu de la boîte à couture, des rubans, des vêtements en chantier / tout est rangé dans un recoin de la pièce et la table offre un plateau désert / un corps est installé dans le fauteuil vert, il est vêtu de sombre, mains croisées sur les genoux / ce corps qui ressemble à celui de Marie ne fait rien / juste respire

nuit 9

rien, grand noir / il y a comme des rideaux qui occultent la scène, elle ne parvient pas à les repousser ni à trouver l’entrée

nuit 10

monte et redescend l’escalier, fouille le rez-de-chaussée, voit de la lumière filtrer sous une porte, cuisine qui donne sur un vaste jardin / une belle lumière vient du dehors et se répand autour de la femme en train de coudre en plein après-midi, tissus déployés autour d’elle, plis dégringolés amoncelés, mélange soyeux de fleurs et de rayures dans les nuances de bleu et pointes pastel pareilles à des cœurs de pivoine / la cascade d’étoffes moelleuses dans la lumière ambrée de quatre heures enfle encore comme une vague et ensevelit celle qui regarde / elle devient la femme au centre de la pièce / ses gestes sont de plus en plus lents au sein des étoffes comme brassant des flocons / évanescente / plus de visage, souffle quasi imperceptible

nuit x

sa chambre à lui, l’enfant devenu grand, à l’étage pas loin du grenier sans doute, chambre qui donne sur un petit palier avec passage entre parquet et lino qu’on sent bien sous les pieds / il est sorti et pousse la porte voisine entrebâillée / masse de corps enfouis sous les couvertures, odeurs de chair, l’un des corps remue, l’enfant s’effraie et s’échappe par les mansardes / elle frissonne quand elle le voit qui s’envole tel un ange vers l’espace de ciel enlacé de nuages couleur d’encre, il n’y a plus de frontières, il vole au-dessus des arbres et des jardins qui entourent la maison soudain si petite, maison de poupée, pas longtemps, il regagne l’espace épais du silence d’où surgissent des formes étranges et où s’étalent les couleurs de l’indigo au gris le plus sombre / après il n’y a plus rien

Codicille : 
à écouter à la proposition la première fois, ça m'a paru vraiment difficile, presque impossible à aborder
j'ai choisi de me rapprocher des textes écrits au cours de ces semaines "Autobiographies comme fiction" et d'en utiliser des bribes pour constituer un assemblage spontané, j'ai fait avec ce qui est venu sans forcer et sans définir de façon très précise qui était le personnage central (sans doute une composition de plusieurs personnages féminins...)

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

5 commentaires à propos de “autobiographies #15 | chambres alvéoles”

  1. belle la solution du retour autour de la même porte plus ou moins ! beau surtout ce qui en a découlé

    mais ne ne me laisserait par influencer (ce serait trop évident et évidemment plus faible) si je finis par arriver à m’installer de l’écrire mon 15 d’autant que j’ai décidé de ne pas écouter/m’intéresser à l’atelier film avant

  2. Belle idée que cette maison de poupées. Celle que j’ai construite à ma fille il y a une vingtaine d’années m’interroge chaque fois que je vais dans mon garage. Je trouve l’ouverture riche, presque une mise en abyme. Jusqu’à l’évasion finale dans l' »espace épais du silence ». C’est comme ça que je l’ai lu et j’ai beaucoup aimé.

    • J’étais dans la difficulté pour répondre à cette #15…
      Et ce sont les niches, les loges de théâtre du Loup des Steppes qui m’ont sauvé et ont enclenché en moi l’image de la maison de poupée vue en coupe transversale…
      après, j’ai puisé dans mes textes écrits et j’ai listé des possibilités
      (mais je ne suis pas sûre que ça tienne vraiment la route…)