autobiographies #04 | le cahier d’Aimé

Il est mort Aimé. Cirrhose. Il était maçon-peintre-plombier. Il était généreux avec la clientèle, pudique avec sa famille. Pour faire sérieux, il laissait dépasser de sa poche arrière, un cahier d’écolier enroulé et tassé sur lui-même. Aucun livre ou journal chez lui. Il notait phonétiquement, comme il pouvait, les noms des clients, dessinait des sortes de schémas représentant quelques travaux à faire.
Chez lui, c’était un va-et-vient continuel. Ça tenait aux copains, à sa femme et leurs trois enfants, à sa vieille mère même si celle-ci ne bougeait guère.. Le moulin à paroles, c’était sa Kikki. Ronde comme une mappemonde, elle postillonnait beaucoup avec ses quatre ou cinq dents restantes, pleurait beaucoup, à chaque bonne nouvelle surtout. A chaque fois pareil, ça pleurniche. Leurs deux filles ne se ressemblaient guère. L’aînée raisonnable, travaillait à Béziers chez une dame, la benjamine, un caractère de chien, préparait un CAP de coiffure, le fils adoré, un autre Aimé était encore un enfant assez teigneux. Faut dire qu’ Aimé père rentrait tard, le plus souvent grognon, jargonnant et fin saoul. La mère d’Aimé, vieille dame aveugle, petite et fine comme un couteau, menton sec en galoche sans lèvres, était habillée tout de noir : fichu, tricot, jupe longue, bas, souliers, tous noirs et lustrés par quelques nourritures. Été comme hiver, on lui mettait toujours les pieds dans le foyer de l’imposante cheminée censée chauffer toute la maison. Ainsi elle prenait moins de place. La maison leur appartenait depuis peu et ils en étaient très contents.
Au rez de chaussée, la salle à manger avec cheminée sur tout un pan de mur, table au centre, cuisine à l’autre bout faisant face à la cheminée. Dans le coin à gauche, deux portes fermées à clef (sauf quand des visiteurs débarquaient). L’une pour la salle de bain, l’autre pour les toilettes. C’est une fierté cette salle de bain, ces WC. Faut pas la salir. On fait pipi dehors ou dans la cave en terre battue, on se lave dans l’évier. Il n’y avait pas de salon. Les chambres étaient à l’étage où je ne suis jamais allée. Chez Aimé, une odeur âcre-douce de vieux chou mêlée de sueur nous enveloppait et persistait sur nous longtemps après notre visite.
Un jour Kikki, pour allumer le feu, a utilisé des genêts. Il a fallu réveiller le mari. La maison brûlait. Le mari a été cherché ses copains. Ivres tous, ils sont montés sur le toit, ont fait la chaîne avec des seaux d’eau qu’ils ont balancée par en-haut, dans le conduit de cheminée. C’était une vraie panique. Lorsque le feu a été circonscrit, on s’est aperçu que la Mémé était encore dans la cheminée, vaillante et trempée jusqu’aux os. On a bu un coup pour fêter sa toilette.


Dans le cahier d’Aimé, il est fait mention de la Pension de Famille. Location au mois ou à la semaine située à Lamalou-les-Bains. Il y avait fait quelques travaux d’aménagement pour accueillir les curistes valides ou la famille rendant visite à ceux-ci s’ils étaient en clinique. Il y a un portillon d’une couleur indéfinissable -un vert tirant sur le jaune- à ouvrir pour accéder à une rangée de plates-bandes rachitiques puis au long bâtiment à un étage des années 60.
Passé le grand hall sombre et cimenté, on distingue dans la pénombre plusieurs portes identiques. On file au premier. Même constat. Ça ressemble plus à un couloir de prison qu’à un lieu de villégiature. Franchement, je me demande de quels travaux précisément il a été question. En ouvrant une porte au hasard, on y voit un lit sur lequel on pressent que nous allons nous y enfoncer illico, deux tables de nuit en métal façon hôpital mais repeintes en traînées brunâtres, un coin toilettes avec lavabo et petite tablette en plastique blanc. Un mobilier très succinct et rien pour les vêtements hormis une tringle pendue au plafond à ses extrémités et qui traverse la pièce en diagonale. J’oubliais : un lino défraîchi au sol et rien aux murs tapissés de petites fleurs défraîchies aussi. En ouvrant une autre porte, une chambre à l’identique. Ça sent le moisi, l’hébétude, la rancoeur. Je ne sais pourquoi j’ai pensé à Ferdinand Céline et je me suis fait peur. L’ombre de Céline s’y promenait, je voyais un bout de son gilet effiloché, sa main passer prestement sur les murs en pianotant, son sourire en coin et par en-dessous, attestant la misère. J’ai déguerpi. J’ai eu la sensation que fouiller dans le cahier d’Aimé était voué à malédiction.


A propos de Louise George

Diverses professions et celles liées au "livre" comme constantes.

2 commentaires à propos de “autobiographies #04 | le cahier d’Aimé”

  1. ce cahier d’Aimé ouvre tant de portes. Quel enchevêtrement d’histoires: la mémé toute mouillée qui aurait pu brûler … et l’ombre de Céline . « Chez Aimé, une odeur âcre-douce de vieux chou mêlée de sueur nous enveloppait et persistait sur nous longtemps après notre visite.  » Aimé au cahier va persister longtemps.