autobiographies #07 | croquer le marmot

Croquer le marmot. 1

Petit matin glacé devant la grille hollywoodienne d’une clinique de banlieue chic. Frigorifiés, on se penche sur la plaque. C’est vraiment là. On s’avance dans allée, qui nous rapproche peu à peu du cube de glace posé là-bas, au milieu du parc givré. Silence. On pourrait se dire que c’est beau. On ne se le dit pas. On s’en fout. On pousse la porte vitrée à double battant. Du fond du grand hall carrelé, une femme en blouse blanche, silhouette glissante, sans visage, se pointe. – Bonjour. Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver ? Il ne fait pas chaud ce matin. Si vous voulez bien me suivre. On a eu du mal. On en a toujours. On suit. Arrivés dans une pièce d’attente plutôt cosy, elle nous indique deux fauteuils Breuer Vassily. Devant nous, s’élevant du sol au plafond, côte à côte, deux portes. Du chêne vraisemblablement, large lame d’acier incrustée de haut en bas. On comprend mieux les tarifs, la pipette c’est pas du pipeau. Des revues de design et d’architecture sur la table très basse. Impeccablement rangées. On n’y touche pas. Pendant une bonne heure, là, face aux deux portes, on n’y touche pas. On ne peut pas, vu qu’on se tient la main. Et puis la revoilà, rictus aux lèvres, qui se plante devant lui. – Désolée de l’attente. Si vous voulez bien me suivre. Ça doit être une manie. Il se lève, fait deux pas, se retourne, m’envoie un clin d’œil, disparaît derrière la porte de droite. Y a pas à dire, bien vu ces portes jusqu’au plafond. C’est quand même autre chose. Au bas mot, trois mètres cinquante de haut. J’ai le nez en l’air quand elle rapplique. – Si vous voulez bien me suivre. Elle a été programmée. Pour moi, c’est la porte de gauche.

Trois quarts d’heures plus tard, je ressors. Jambes croisées derrière un papier sur « Un appartement au chic singulier à Milan », il lève le menton vers moi. – Alors ? – Tu as vu ces portes ? – Oui, pas mal. Alors ? Ça va ? – Pas trop. On laisse tomber les portes et on y va.

Croquer le marmot. 2

On s’est bien pourri la vie à monter ce lit. On l’a trouvé chez un broc. On l’a chiné. Chiner, c’est chic. Nous, ce qu’on aime, c’est les trucs neufs, carrés, clean. – C’est un peu froid, chez vous, non ? Alors, pour l’occasion, on fait un effort. On se dit, un lit de bébé ancien, en fer forgé, « ça peut être sympa ». Une journée à ajuster les montants mal foutus. Bref. Il est là, avec ses torsades et ses volutes, là, dans l’angle, à droite en entrant, face à la fenêtre. C’est bien simple, dès qu’on ouvre la porte, on ne voit que lui, cet adorable petit lit blanc bien retapé, avec le petit matelas dedans, bien à la dimension, et la petite couette en dentelle par-dessus, avec l’oreiller assorti. Y a pas à dire, c’est très joli. Il sera bien, là, le bébé. Alors on sort et on attend. On attend le bébé, devant la porte fermée. La porte de la maison de campagne qui va bien avec le lit de bric et de broc : une porte en mauvais bois, voilée, piquée, avec une clenche à l’ancienne rouillée. Il faut toujours s’y reprendre à trois fois avant d’arriver à la fermer, cette porte. Alors, une fois qu’on a réussi, qu’on a réussi à la refermer sur le charmant petit lit, on n’a plus aucune raison de l’ouvrir. On n’a plus qu’à attendre. Qu’à attendre devant la porte. Le bébé, qui ne va plus tarder.

– Elle est quand même très moche cette porte, non ? – Pas plus que le lit. – Tu as raison. On devrait aller voir ailleurs. Et hop. On y va.

Croqué, le marmot

Le plan que nous a dessiné notre copain architecte nous va bien. Il a transformé un atelier de confection d’avant-guerre en loft. Un loft, c’est chic : une très grande pièce entièrement vitrée côté cour, indiquée « salon-séjour », qui dessert deux chambres, indiquées « chambre des parents » et « chambre d’enfant » avec salles de douche attenantes, une bibliothèque (aveugle), une cuisine ouverte et l’entrée. Toutes les pièces satellites sont petites. C’est l’esprit du lieu. On ne discute pas. Au bout de six mois, c’est fini, on s’installe. Il faut reconnaître que ça a de l’allure. Cette pièce, on y passe tout notre temps : poêle suédois, éclairages au sol, musique, lecture, copains et même expos. Pour que cette belle grosse bulle puisse flotter et rebondir allègrement dans le cosmos de nos fantasmes, on laisse toujours fermées les portes d’accès aux pièces. La « chambre d’enfant » en particulier. On continue toujours à l’attendre, « l’enfant », mais on a changé de porte. Enfin, surtout moi. Celle-ci est tout ce qu’il y a de plus fonctionnel : modèle Lapeyre blanc satiné, le pêne glisse parfaitement dans la gâche quand on la tire derrière soi, la poignée est en acier chromé. Sobre, efficace. Cette fois, on n’y installe pas de lit. On a le temps. En attendant, on y met un bureau. Et je continue à attendre. Attendre devant la porte, c’est un tic. À moins que ce ne soit devenu un toc. Toc toc, qui est là ? Justement, de temps en temps, j’oublie d’attendre devant la porte de la chambre d’enfant et je pousse la porte du bureau. De plus en plus souvent. C’est drôle la vie. Enfin, non justement, pas la vie. Bref.

– Tu ne crois pas qu’il aurait pu prévoir un bureau quand même ? – C’est sûr, ça manque. – Finalement, c’est pas mal comme ça, non ? – Oui, c’est bien comme ça. Et voilà. On n’attend plus devant la porte.

A propos de Corinne Dupuy

Détestant m'exprimer en public, je ne voulais pas enseigner. Je me suis retrouvée dans la com. Et j'ai fini par écrire un livre, paru aux éditions Velvet : https://www.editionsvelvet.com/a/corinne-dupuy/le-bernard-l-ermite-dans-l-aquarium. Si vous le lisez, vous comprendrez que "L'autobiographie comme fiction", ça me parle. Avec les confinements, j'ai quitté Paris. Je vis aujourd'hui dans les Côtes d'Armor.