#L1- avant sept heures

Tout ce qu’on demande c’est de vivre de paix, rien de tellement compliqué là-dedans – ça n’a rien à voir mais quelle importance – il a cette pensée en tout cas, il pousse la porte (c’est une époque où les portes se poussent, elles demandent un effort, il y aura pléthore d’électricité dans ce pays dans quelques années, mais pour le moment, il faut pousser) il sort les marches de la gare le mènent vers une esplanade (on se battait déjà contre les centrales nucléaires, mais crâne d’œuf avait des intérêts dans le ciment, tu comprends – on savait alors qui était Vital Michalon, il venait de mourir en manif contre le Superphénix de Creys-Malville) – derrière soi d’abord commencer par laisser le sac vingt kilos au bas mot; parler avec le chef de gare, un type assez accort, un accent à couper à la faucille, on ne peut jamais savoir à qui on va avoir affaire (à faire ou affaire ?), il reste poli (la paix c’est assez sympathique mais est-ce que ça existe vraiment ?) – on est à la fin du mois d’août et il y a là ces trois marches qui le séparent de l’esplanade elles sont devant lui il est là il est sept heures moins le quart il va avancer – le bruit de la ville (il s’agit de B. une ville du sud, terminus du train nommé le Cévenol (on nommait alors les trains, on avait le Mistral et le Talgo, l’Orient-express ou le Palatino), embarquement à Austerlitz un peu avant huit ; se présenter au contrôleur (on ne sait jamais à qui on a à faire) ; douze voitures à enquêter, avant le premier arrêt (Nevers, la ville où dans peut-être quinze ans (un peu plus, un premier mai), sur les bords du canal, un prénommé Pierre se tirera une balle dans la tête) (Bérégovoy lâché comme un chien par tonton – ça a beau être au présent, la vie devant soi, la paix, là-bas, qui brille comme « la rencontre des pôles, et l’épée du printemps qui sacre notre épaule »), le train redémarre, on recommence douze voitures prochain arrêt, c’est oublié mais Clermont-Ferrand peut-être, les aiguillages à la sortie de la gare de cette Nevers-là (cette histoire racontée une autre fois, ailleurs – on pourrait aussi bien mettre un lien, une écriture sous le bleu) ; le type a posé le pied gauche sans trop voir, dans le soufflet qui relie deux voitures, le sol s’est dérobé quand le train a changé de voie, et entre les tampons du train sur l’aiguillage se déboîtent les voitures, son mocassin s’est coincé, un genou au sol pas même en une demi-seconde par réflexe le type retire son pied et saisit le mocassin avant qu’il ne soit entièrement coincé, les deux voitures sont revenues droites et le type rattrape sa chaussure, noire de graisse comme le bas de son pantalon, comme le genou, noir c’est une espèce de miracle (le type ne croit pas aux miracles, pourtant) le type est là, ce même type dix heures plus tard, et la chaleur le monde les montagnes et par là, Millau sans viaduc et Saint-Affrique, travail accompli mais lui, là, devant ces trois marches qui vont à l’esplanade, le chef de gare lui dit « dans la rue principale, tu vas trouver, Gambetta c’est au bout de l’esplanade, mais faut te dépêcher, ça ferme à sept heures, c’est la province ici » – c’est la province ici, c’est ça (on est plus en paix, en province, à ton idée ?) – trois marches à descendre pour traverser ces deux cents mètres bordés de platanes, quelques terrasses, il fait encore un peu jour, c’est fin août, il va faire nuit mais il fait beau et il fait doux, ça sent peut-être bien le chèvrefeuille ou quelque chose, il faut se presser un peu – trois marches l’esplanade, grandes enjambées, pantalon clair, taché de noir et mocassin gauche du même tonneau – il marche vite, c’est une ville qu’il ne connaît pas, dans trente ou quarante ans d’ici elle sera tenue par un ignoble personnage qui, d’ailleurs pour le moment, n’a pas encore montré sa pitoyable personnalité – il marche, le bas de son pantalon clair est taché de graisse, cette graisse qui relie entre elles les voitures qui constituent un train, le mocassin gauche est lui aussi maculé et le type avance pressé sur l’avenue, Gambetta, Victor Hugo ou République – il avise un magasin, y entre  « Vous faites du quarante ? Du trente huit ? » le type a vingt-quatre ans « qu’est-ce qui vous est arrivé ? » « j’ai glissé entre deux wagons », ah celui-là oui – heureusement un chéquier, heureusement l’heure – « j’allais fermer, vous avez de la chance » une ville inconnue, les platanes, l’air doux frais et chaud pourtant, le type boucle la ceinture qu’il a retirée de son pantalon taché, « comment ça va ? » « très bien, je le prends » – très bien, une journée chanceuse, il fait nuit, bientôt un sandwich peut-être, une bouteille d’eau, et il sera temps d’aller chercher un lieu où dormir

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

8 commentaires à propos de “#L1- avant sept heures”

  1. Rétroliens : huit fois – Tiers Livre, les ateliers d’écriture

  2. Un parcours quasi historique très vivant, un bas de pantalon qui s’empare de graisse noire puis s’en libère, on attend la suite avec impatience

  3. je fonce à huit fois et je reviens, je crois c’est le texte mode d’emploi non ? en tout cas j’adore ça, le pied et les paysages,
    à suivre vite j’espère,
    Catherine S