Bonhommes de nuit

Et là-bas, au bout de la table, c’est qui ? Les Fissou. – Tu les connais ? Oui. Enfin, elle surtout. – Ah bon et pas lui ? Si, mais un peu moins. – Et pourquoi tu le connais moins ? Eh bien, parce qu’il a été le premier à partir. – Ah bon, il est parti ? Oui. – Et quand il est parti ? Oh, je ne sais plus. Ça fait longtemps. – Et il est parti où ? Ah ça, dieu seul le sait ! – Mais alors qu’est-ce qu’il fait là avec elle ? Oh, c’est qu’ils ont toujours été au bout de la table. – Et jamais ils changent de place ? Non, je les ai toujours vus là. Lui à gauche, elle à droite. – Et pourquoi il lui tient la main ? C’était pour l’aider à manger sa soupe. – Pourquoi, elle peut pas toute seule ? Non, la maladie commençait à la gagner. – Et depuis quand elle est malade ? Oh, je l’ai toujours connue comme ça. Ça a dû commencer à peu près à ma naissance. – Et depuis ça s’arrange pas ? Ça s’est dégradé sacrément vite. – Et elle peut pas manger sa soupe toute seule ? Non, il fallait qu’il l’aide. – Et pour le reste aussi alors ? Oui, pendant tout le repas. – Et après ? Quand ils avaient fini de manger, ils montaient se coucher chez eux. Il l’emmenait en la prenant par le bras. – Ah c’est ça, et c’est eux là-bas à la porte ? C’est bien eux. – Et s’il la prend pas par le bras, qu’est-ce qui se passe ? Ah, j’en sais rien. Je ne les ai jamais vus monter chez eux. – Tu les suis pas ? Non je restais à table. – Tout seul ? Non, il y avait les autres. – Et tu mangeais de la soupe aussi ? Ah oui. On mangeait tous de la soupe, bien chaude. – Tous ? Tous. – Tout le temps ? Tout le temps. Même l’été quand il faisait une chaleur à crever. – C’est de la soupe à quoi ? Ça dépendait des jours. Mais souvent un bouillon et du vermicelle. – Et quoi d’autre ? Du pain rassis qui gonflait dans le bouillon. – Non, mais après la soupe ? Je ne sais pas. De tout, j’imagine. – Mais surtout de la soupe alors ? À chaque repas. Un bon bouillon bien chaud, du vermicelle, du pain, et à la fin, la godale. – La godale ? Oui, ils faisaient la godale. – C’est quoi ça ? Un peu de vin qu’ils rajoutaient au reste soupe dans l’assiette. – Et c’est bon ça ? Pas trop. Surtout avec la piquette que c’était, le vin. Mais j’aimais bien voir la soupe changer de couleur. – Et toi tu fais ça aussi, la godale ? C’est arrivé. Mais pas tout seul, on me servait. – Tu peux pas manger ta soupe tout seul toi non plus ? Si, mais pour la godale on me donnait juste une cuiller ou deux. – Qui ça ? Lui, le père Fissou. C’était pas bon, mais j’aimais bien. – Et t’es en bout de table avec eux ? Non, mais pour ça je le rejoignais. Je me glissais entre lui et la mère Fissou. – Et après il t’emmène te coucher ? Non, je restais à table avec les autres. Eux ils rentraient seuls ? – C’est eux à la porte là-bas ? Oui. – Et c’est quoi qu’il a sur la tête ? Une casquette plate. – Et sur le dos ? Son vieux paletot. C’est sûr, de ça on n’en voit plus depuis longtemps. Surtout dans cet état. – Et qu’est-ce qu’ils ont aux pieds ? Des galoches. Des sabots si tu préfères. – C’est gros, ça sert à quoi ? Ça doit être parce que dehors c’était boueux. Mais je crois qu’ils les portaient aussi même par temps sec, quand il faisait une chaleur à crever. – Et ils vont où ? Ils montent chez eux. – Comme ça, dans le noir ? Oui. – Ça doit pas être pratique ces galoches dans le noir, si tu vois pas où tu marches ? Ah ça, on voyait rien de rien. Il y avait pas de lumière dehors, et ils avaient pas de lampe torche. – Et c’est pour ça qu’elle ressemble à un fantôme, elle ? C’était surtout parce qu’on la voyait de dos, avec son foulard sur la tête et son tablier trop long. – À table elle a pas son foulard ? Non, le foulard et la casquette, au moment du repas, c’était derrière, avec le paletot dessous, par-dessus une pile de magazines télé et de journaux du coin qui commençaient à dater. – Par terre ? Non, derrière sur une chaise en paille presque éventrée. Elles ont toujours servi à ça, les chaises. – À quoi, entasser les magazines et le journal ? Non, ça c’était les autres. Eux c’était accrocher les vêtements, faire un tas de linge. C’était comme ça chez eux. – Parce que tu montes pas avec eux ? Non, pas le soir. Je reste à table, avec les autres.

© Raymond DEPARDON – photogramme de la trilogie PROFILS PAYSANS, La Vie moderne, 2007.

Ils vivaient dans une seule pièce, un peu plus haut. Elle fait l’angle d’un bâtiment qui comportait surtout un garage et un chai. Aujourd’hui, tout ça a été vendu. C’est devenu une grande maison que je visiterais un jour, peut-être. Je me demande s’il y aura toujours la cheminée et la petite fenêtre. En tout cas, pour l’instant, la pièce à vivre n’a pas beaucoup changé. Il y a toujours la chaise où ils posent leurs vêtements en désordre. On fait un peu ça aussi, avant d’aller se coucher : on pose les vêtements qu’on remettra peut-être le lendemain sur la panière à linge : un sweat, pantalon, un autre, un t-shirt, un chemisier, un soutien-gorge, un caleçon, les chaussettes c’est par terre ; parfois il y a déjà une jupe, ou un pantalon de jogging, une culotte, ou nos gilets ; des affaires qu’on laisse traîner ; ou des vêtements qui devraient être dans la panière, mais elle est pleine. On ne pense pas toujours à faire une machine. On attend le dernier moment, même. Peut-être, peut-être qu’on oublie. Peut-être qu’on a un peu la flemme aussi. Peut-être même qu’on s’en fout et que, au fond, si c’était que de nous, on remettrait bien toujours les mêmes fringues dégueulasses, et on laisserait les autres, après les avoir usées jusqu’à la corde, elle-même en lambeaux, on les laisserait mûrir et mourir dans leur jus, distillation impossible de toutes nos humeurs possibles. Mais enfin, on finit par la faire, cette machine, parce que ça ne tient pas que de nous. Et moi, je crois que c’est pas ça, tu sais. C’est rien de tout ça. Si on attend le dernier moment, si on laisse traîner un peu les affaires, si les draps des lits restent si longtemps sous nos corps jusqu’à avoir l’air de suaires, avant de faire la machine : c’est parce qu’il en va de notre peau, non ? Tout ce tissu, avec toutes ces formes et ces couleurs, qui nous enveloppent, tout le temps, tous les jours, jusqu’au dernier, et surtout lui, quand on est sapé comme des dieux au moment de partir fleur au fusil les pieds devant : c’est ça, c’est comme des peaux et des jours, non… ? et ça, si ça traîne sur les chaises, si ça s’entasse sur la panière de linge, que ça se repose de nos peaux fatiguées, de nos corps allongés sur le lit pour la nuit… c’est quand ça se mélange, et que ça tourne avec le temps, en attendant la grande lessive… bon sang ! mais quel bonhomme ça peut faire, en même temps, ces peaux et ces jours mêlés, le temps d’une nuit… ? à qui ça appartient… ? c’est quoi le corps de nos affaires oubliées… ? comment il est foutu pour porter tout ça… ? bon sang ! mais tu comprends ce que je dis… ? y a quelqu’un pour comprendre… ? y a quelqu’un pour me sortir du fond de la panière… ? on commence à étouffer, et en plus ça sent le fauve… mais tu pourrais si tu voulais, je suis sûr que tu peux le faire… je sais bien qu’avec tous ces bras, t’es un peu encombré… mais un bras, un seul, ça suffit… tout au fond de la panière, sous mon caleçon et mes chaussettes de sport, côté machine de foncé… pour une fois, ça changera des matins où tu nous empêches de savoir qui porte quoi en ce moment… ou de je ne sais quels autres mauvais petits tours… tu sais, du genre de celui qui nous fait revivre encore et toujours la même ennuyeuse journée que la veille parce qu’on a repris les mêmes vêtements et sous-vêtements, et ça fait quelques jours déjà… à croire que ça te plaît pas… à croire que tu préfères quand on se change régulièrement… s’habiller d’une autre peau, enfiler un nouveau jour… oui, parce que toi, tu te laisses pas aller, c’est ça… ? tu peux pas… toi, t’es un bonhomme de nuit… d’une nuit ou deux… trois peut-être, mais pas plus… t’es éphémère… mais tu reviens souvent, chaque fois unique… élevé, quand vient la nuit, sur la multiplication, sur la combinaison et la permutation des étoffes dans lesquels on se roule le jour, qu’on laisse traîner le soir et qui se mélangent, pour d’autres formes et de nouvelles couleurs… une houppelande de clown… patchwork aux nuances variables… qui fait sa vie maintenant et à l’heure de nos rêves, c’est ça… ? et c’est pour ça que certains changent de tenue chaque jour, et même plusieurs fois dans la journée… il y en a, peut-être qu’ils en sont restés au stade du miroir, ou de la caverne… mais d’autres ont compris que c’est pour ce bonhomme insoupçonné, qu’ils deviennent en partie, dans leurs nuits… avec l’aide de celui ou de celle qui dort et rêve là, à côté… avec leurs peaux à eux, soyeuses, rugueuses et leurs jours satinés, rêches, brodés, à fleurs ou à pois, sur la panière de linge, sur un dossier de chaise, sur une table ou à même le sol au pied d’une porte… et chaque jour ils changent une fois, deux fois, trois peut-être, leurs tenues vestimentaires… et chaque fois ils étoffent leur expérience du temps, leur sens du rythme… et c’est sur cette accumulation, surtout, que se dressent des golems pelucheux sans noms, ni queues ni têtes, pour des rêves de coton, de cuir et de zébrures, effilochés… ? mais.. mets-toi à ma place maintenant… et tu verras au passage que si tes multiples bras te gênent tu serais surpris de voir qu’on n’est parfois plus encombré avec ces deux lobes pour un cerveau dont on ne sait pas toujours quoi faire, parce que c’est toujours trop ou trop peu… bref ! imagine ce que ça peut donner si tu portes le pantalon d’avant, que je laisse traîner depuis des jours, avec le sweat que je comptais porter plus tard, mais mon vieux gilet du moment, que je porte tout le temps parce que je l’aime bien, même s’il est passé, usé… et imagine ce que ça pourrait faire, comme machine à démonter et remonter le temps, si, comme elle avec mes affaires, tu te mets à lui emprunter les siennes… et même sa lingerie qui reste au fond de la panière de linge, tiens, parce qu’elle, elle se laisse carrément aller : elle veut pas que ça tourne la machine, non ! Ça a l’air idiot comme ça, et ça l’est naturellement. Mais, s’il n’y avait rien de plus commun ? Les acteurs le savent bien, avec leurs costumes. Ils savent mieux que nous que la paire de chaussettes neuve, qui va remplacer celle de monsieur patate, que j’ai sur la tête, appartient à un personnage qui cache bien son jeu, parce qu’il ne dit pas son nom, ni son monde. C’est pas Deleuze qui disait que dans une situation très commune telle que désirer un vêtement dans une vitrine, c’est tout un monde, toute une mécanique d’organisation de ce monde, qu’on s’apprête à acheter ? Et les enfants aussi, d’une certaine manière, ils savent. Les enfants aussi ils comprennent, à leur façon à eux, en se fichant bien de savoir s’ils comprennent quelque chose à ce qu’ils font ou pas. Qu’est-ce que j’en avais affaire, quand j’enfilais les grosses et vieilles galoches crottées, et que je marchais tant bien que mal, dehors, en équilibre instable, emporté par le poids ? Et quand j’essayais, en même temps, de nouer autour de mon cou le foulard que j’avais chipé, et dont je m’étais couvert la tête, en minaudant ? Je le faisais, c’est tout. Et je suis pas sûr de comprendre. Mais, ça faisait de moi, comme toi l’espace d’un instant, cette espèce de bonhomme de nuit, qui tenait avec un peu de lui, avec un peu d’elle ? Et quelque chose d’Odradek, aussi, grâce à quoi, peut-être, je leur aurai rappelé, peut-être, ce fils qui était parti très tôt, une cinquantaine d’années auparavant, et qu’il n’aura jamais oublié, le père Fissou, et qu’elle aura toujours cherché, la mère Fissou. Comment il s’appelait déjà ? LULU, COMMENT IL S’APPELAIT TON FRÈRE ?

Comment ils s’appellent ? Qui ça, les Fissou ? – Tu les connais bien les Fissou ? Oui. Enfin, elle surtout. – Et pourquoi elle ? Parce que lui, il est parti avant. – Où ça ? Oh… Dieu sait où. – Et elle, elle reste à table ? Oui. – Et comment elle fait pour manger sa soupe ? Il l’aide en lui tenant la main. – Et comment elle fait pour rentrer se coucher ? Il l’aide en la prenant par le bras. – Et elle, elle peut pas l’aider ? Si. Sa manière d’être, sa maladie, c’est sa façon à elle de le faire, je crois. – Comment ça ? Oui, la maladie la ramenait en enfance. Si bien qu’elle est partie avec une couche, comme le petit. – C’est qui le petit ? Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais connu. Eux non plus d’ailleurs. Ou juste l’espace d’un instant. – C’est un peu court, ça, non ? Oui. Mais pour elle, je crois que ça a toujours duré. Elle a toujours vécu dans cet instant, le petit, ses langes. – Même à table ? Surtout à table. C’est à table qu’elle a commencé à l’aider, lui, parce qu’il a commencé à lui apprendre, à elle, tout ce qu’il a pu, avant de partir. – Comme quoi ? À manger sa soupe. À s’habiller et se déshabiller. À marcher. – Et à parler ? Il lui aura même appris avec ce que ses parents n’ont jamais pu lui apprendre, à lui, partis trop tôt eux aussi. – Où ça ? Il lui aura appris avec ce que sa sœur lui avait appris, sans eux, et avec ce qu’il aura appris à sa fille, avec elle. – Comme attraper les grillons ? Avec un fétu de paille, oui. Et il préparait les fricassées de pibales comme personne. Ça sentait l’ail et le persil. Des pibales ? Oui. Ça ressemble à du vermicelle, plus gros et plus long. Avec du pain un peu rassis, aspergé d’huile d’olive, qui fricasse en même temps, c’est excellent. C’EST COMME ÇA, HEIN, LULU ? – C’est dans la soupe ? Non. Ça vient juste après. – Et après ils rentrent chez eux ? Ils remontent, oui. – C’est eux dans la porte ? Dans l’embrasure, oui. – On les voit toujours de dos ? Toujours. – On les voit jamais de face ? Si, quand ils sont à table. Même s’ils ont toujours le nez dans leur assiette. – Et la porte, c’est celle de la petite maison ? Eh bien je ne sais pas trop. Mais c’est possible. Oui, c’est sûrement ça. – Et pourquoi elle est à l’horizontale ? Ah, c’est parce qu’elle sert de table. – Et c’est qui là-bas, à l’autre bout ? De quoi, de la table ou de la porte ? – Là-bas. LULU, LÀ-BAS, C’EST QUI ?

© Gilbert GARCIN, Les Amoureux de Perros-Guirec, 2001

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

4 commentaires à propos de “Bonhommes de nuit”

  1. Quelle étrangeté ! Un monde si clos et pourtant dans l’ouvert totalement. J’aime beaucoup. C’est une émotion qui me plaît.

    • Content que ça vous plaise, Louise. Et grand merci pour votre remarque, qui me permet de regarder sous un autre angle ce texte dont je me demande bien, d’une certaine manière, qui l’a écrit. Je me suis vraiment demandé ce que je faisais, à un moment donné, avant de me détacher de cette question pour laisser parler, affabuler ou délirer, le narrateur. Et j’avoue que ce n’est pas si simple. Votre commentaire est donc précieux. Serait-ce donc vraiment que ce texte tient ? Merci.

  2. Je ne sais pas si ça « tient » mais ça emporte ça intrigue ouvre des questions ne donne pas de réponse colle des morceaux d’images, d’histoires. Un peu comme le panier à linge. En tout cas la lecture tient ou plutôt le lecteur tient.

    • Merci Christian. Si le lecteur tient et trouve à peu l’effet que ce texte a produit sur moi en le réalisant, alors tant mieux. Mais je ne l’ai pas fait exprès. Je n’y ai même pas pensé. En tout cas, sur vous, ça semble avoir marché. Du coup, on était deux dans la panière à linge ? Je ne m’en souviens pas ! Mais j’étais peut-être déjà dans le tambour de la machine.