Carême

Après la saison des bals qui avaient lieu dans ma ville pendant les mois d’hiver, bal des juristes, bal des médecins, bal des confiseurs, bal des fleuristes, bal des officiers… chaque corporation ayant sa date affectée et dont le bal de l’Opéra était le plus réputé et le plus select… après chaque hiver passé à danser, les fidèles de la religion catholique plongeaient dans Carême. A la fin de mardi gras, le dernier bal dansé jusqu’à l’aurore, étourdis par la musique et les lumières, ils sortaient de la salle de fête le mercredi des Cendres pour assister à la première messe très matinale, promettant abstinence et cendres sur le front…avant de repartir au travail ou aux études…

Les familles catholiques pratiquantes suivaient les rites de leur religion toute l’année. Noël, de l’Avent à la messe de minuit, Pentecôte et la Fête Dieu avec les processions dans les rues printanières jonchées de pétales de roses et de pivoines, et la fête de Pâques précédée de la période du carême, 40 jours de pénitence, d’abstinence, de jeûne pour commémorer le chemin de croix du Christ avant de fêter la résurrection. Depuis ma toute petite enfance, j’ai connu cette ponctuation de l’année, où il n’y avait guère que la rentrée scolaire qui n’était pas soumise à la religion. Mais pour le carême, c’était surtout la dernière semaine avant Pâques qui comptait pour la vie familiale.

Dimanche des Rameaux. Toute la famille se mettait en branle pour la messe, portant des branches de saules fleuries de chatons soyeux pour la bénédiction. En retard comme toujours, on arriverait pour le sermon, bousculant un peu, discrètement, la foule rassemblée, on nous regarderait de travers, j’aurais honte de ce remue-ménage, de ces chuchotements désapprobateurs, en me promettant tout bas que je serais toujours à l’heure quand je serais grande…Lundi, mardi, mercredi, c’était calme, vacances de Pâques et préparatifs de fête, les œufs à peindre et à teindre, des courses à faire et occuper au mieux le temps libre consenti.

Jeudi Saint signifiait le début des cérémonies avec la messe vespérale qui devait rappeler la Cène. Chez nous, ce jeudi s’appelait Jeudi Vert et signifiait un repas vert à midi, épinards et œufs, coutume dans toutes les familles. Heureusement, les épinards étaient acceptés sans problèmes par nous tous, pas de querelles ou contestations en perspective. Puis arrivait le Vendredi Saint, jour de tristesse pour la communauté catholique avec en soirée une procession suivant le chemin de croix, itinéraire de 14 stations à travers les travées de l’église. Mais pour moi, le souvenir le plus percutant est encore aujourd’hui notre repas de midi qui devait s’inscrire dans le rite du jeûne. Repas frugal, certes, mais succulent, une grande assiette garnie de tartines de pain noir à volonté, un grand tas de tranches coupées d’un pain noir goûteux, odorant, aux épices de fenouil et de cumin, tartinées de beurre jaune soleil, de beurre que nous mangions rarement dans l’année, remplacé par de la margarine que nous ne détestions pas, mais qui n’avait pas l’onctuosité, l’épaisseur, le goût délicieux de ce beurre du vendredi saint. Rassemblés dans la cuisine autour de la table en bois blond, serrés sur le banc qui l’entourait, nous tendions la main, nous nous servions en buvant du thé noir aux arômes d’orange et de cannelle, en jetant de temps en temps un œil sur les reproductions des festins de Brueghel accrochées au mur blanc d’en face. Pas d’envie, pas d’autre désir ce midi-là. Seulement des tartines, mais quel souvenir ! Je ne me rappelle plus le repas de fête du dimanche de Pâques, mais les tartines de pain noir au beurre jaune soleil seront toujours dans ma mémoire…

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.

4 commentaires à propos de “Carême”

    • Merci, Françoise, pour votre mot. C’est vrai qu’en écrivant, on active des souvenirs, on creuse, on déforme, on reforme, et la langue française est un outil magnifique pour reformuler, créer une nouvelle réalité. Alors on continue…

    • Merci, Anne, pour la rencontre autour des tartines frugales, au souvenir sublime. C’est le charme de l’écriture de pouvoir partager les goûts et les senteurs à distance.