La recharge

et la phrase en latin sur le mur de droite en entrant dans la gare est encore une insulte supplémentaire, c’est bien le latin, c’est la base du français, mais combien de ceux qui prennent le train tous les matins pour aller au boulot comprennent le latin ? les briques non plus ne sont pas les bonnes, trop fines, alors que celles d’ici sont plus grossières, plus rustiques que ces fines allusions délicates et ostentatoires comme ces marches immenses, sans une rampe où s’accrocher quand on est âgé ou simplement pas très à l’aise, ou qu’on a bien picolé, tout est grand et spacieux, moderne et froid, professionnel, voilà, c’est le mot qu’il fallait, professionnel, pourtant, comment l’oublier ce mot, professionnel, le petit chef l’a assez crié dans les oreilles de la serveuse qu’il fallait être professionnel, professionnel, professionnel, parce qu’apparemment c’est pas professionnel de laisser un pauvre gars qui n’a plus qu’une main venir recharger son téléphone derrière le comptoir, pas professionnel… être humain c’est pas professionnel, il faut se comporter comme des machines quand on veut être professionnel il voulait simplement recharger son téléphone et finir de taper un texte qu’il avait commencé dont il avait peur d’oublier la suite, alors elle l’a laissé passer derrière le comptoir, en plus ça lui a fait un peu de compagnie à la fille dans son uniforme pas vraiment à sa taille, avec la ceinture indispensable qui retient un pantalon bien trop large et il avait plus qu’un bras, ça ne doit pas être simple de vivre avec un seul bras, alors elle s’est dit que si elle pouvait l’aider ça lui aurait fait plaisir, c’était pas de la pitié, juste du partage, un coup de main, elle n’a pas le mot exact qui conviendrait mieux, elle a toujours eu l’impression que la pitié c’était un truc collant, poisseux, visqueux, qui embarrasse autant celui qui donne que celui qui reçoit, là c’était pas ça, c’était normal, un coup de main normal, elle l’a laissé brancher son téléphone dans la prise qui est sous le comptoir, il a vu la photo scotchée sous la tablette, la photo de sa dernière course de ski, à la fille, juste avant de quitter la maison, et ils était tranquillement en train de bavarder, le manchot, et la serveuse, elle pensait manchot mais elle n’aimait pas trop ce mot de manchot, pas parce que c’est péjoratif, comme les gens de maintenant disent personne âgée à la place de vieux, mais juste parce que pour elle, un manchot ça a des plumes et ça mange du poisson au milieu des icebergs, les deux images se mélangent dans sa tête, c’est juste pour ça qu’elle n’aime pas manchot, et ils étaient en train de rigoler bêtement avec ce mot qui a deux sens si différents quand monsieur Raymond est arrivé et qu’il a commencé à faire son petit chef, à demander au manchot de sortir, que la place des clients c’est devant le comptoir et pas derrière, que d’ailleurs lui n’y est pour rien et qu’il s’excuse, que tout est de sa faute à la serveuse, qu’elle néglige l’hygiène, que ça nuit à l’image de la société, qu’elle déshonore son uniforme, que chacun doit rester à sa place etcetera, etcetera, il parlait juste pour pouvoir s’écouter parce que c’était quand même pas un drame de permettre à quelqu’un de recharger son téléphone dans la gare déserte puisqu’ il n’y a jamais personne une fois parti le 7h32 pour Lille et avant l’arrivée du TER de Calais, son copain et lui , le manchot, ils étaient coincés là à cause du TGV qui avait été supprimé après l’alerte à la bombe du côté d’Amiens, et le Raymond qui continuait à crier que si il ne pouvait pas lui faire confiance il allait devoir la mettre dehors, que ça ne l’amuserait pas de la mettre à la porte, qu’il allait devoir trouver quelqu’un d’autre, que ça lui donnerait encore du travail en plus et qu’il lui avait fait confiance, qu’il l’avait embauchée pour l’aider elle, alors qu’elle a été embauchée par l’agence et qu’elle ne l’avait jamais vu avant d’arriver là, lui , ses cheveux gras avec ses cols de chemise douteux, ses manches de veste lustrées aux poignets et ses ongles trop longs, si il y a quelqu’un qui néglige l’hygiène ici c’est lui et pas elle, d’ailleurs l’homme sans main s’en est rendu compte en prenant sa défense, en disant que c’était de sa faute à lui et qu’il ne fallait pas lui en vouloir à elle, qu’il avait insisté et qu’il avait abusé de sa gentillesse qu’il n’aurait pas dû et qu’il était désolé, que s’il fallait il pouvait lui donner de l’argent, pour l’électricité de la recharge du téléphone, pour le préjudice, mais que ce n’était pas elle qui devait payer pour son insistance à lui, et il continuait à parler, avec des mots choisis et des tournures de phrases recherchées et élégantes, si bien que le Raymond, il a fini par avoir des doutes, il ne savait plus très bien à qui il avait affaire, il se posait des questions, il s’est dit que peut-être c’était quelqu’un d’important, qui avait les moyens de contacter son chef à Paris et de dire du mal de lui, qu’il se ferait mal voir et que l’autre était fichu de le dénoncer parce que son uniforme à lui n’était pas vraiment impeccable, qu’il avait les doigts tout jaunes avec la nicotine et qu’il n’avait pas recousu le bouton de sa poche, alors dans le doute, le Raymond a battu en retraite, a dit que c’était bon pour cette fois, mais que ça ne se reproduise plus parce que sinon il se verrait dans l’obligation de la mettre à la porte pour de bon, que le respect des règles c’était important, surtout pour l’hygiène, que l’on ne pouvait pas se permettre de rendre les gens malades, que c’était sa responsabilité et qu’il lui souhaitait quand même un bon voyage et une bonne journée enfin, c’est ce qu’il a dû dire parce qu’au même moment il y a eu une annonce, le train de l’homme sans main allait entrer en gare, départ 8h42 pour Paris via Lille Flandres, si bien qu’il a ramassé son sac et est parti en faisant un sourire et un signe de tête à la serveuse et à la fin de l’annonce quand ils s’entendaient à nouveau en lui souhaitant bon courage avec un mouvement d’épaules et encore merci pour le téléphone, que c’était très gentil de sa part et que ça l’avait bien aidé, qu’il trouverait sûrement une prise dans le train puisqu’il était en première, puis il s’est retourné et il est parti et elle, elle est restée dans cette gare avec un hall immense et vide comme si son kiosque à café n’acceptait que les gens qui parlent en latin, comme c’est écrit sur le mur de la gare

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.