Bulle tram

Contre la dernière porte coulissante arrière aux formes arrondies, lui, petit, la soixante passée, moustaches grises, se tient coute que coute. Il empêche la porte de se refermer. Du quai et son sol de granit foncé par la pluie, évitant flaque après flaque, dans un rythme sautillant, deux adolescents, un brun, un blond, l’un petits boutons éparses sur le visage, l’autre pas encore, surgissent à l’intérieur, trempés, soulagés (en période grève les trams se font rares) d’avoir pu franchir l’antre de la rame vitrée. Merci Monsieur! Ah non, pas merci du tout! Monsieur! Assise non loin de là, d’une voix douce mais ferme (sa patience a des limites), une dame adresse la parole à monsieur Moustaches. Laissez cette porte, nous on veut renter chez nous! Ses grandes boucles d’oreilles couleur or luisent sur sa peau noire, sur fond de tissu moquette des sièges thermoformés deux par deux et d’appuie-têtes jaune citron. Ses quelques mots lancés dans l’espace du tram font l’unanimité et trouvent des échos. On est fatigués! On veut rentrer! Alors laissez la porte se refermer. SVP! Monsieur!  Invisible dans son cockpit à l’avant, mais possiblement audible de manière mécanisée par le biais de micro dans le plafond, le conducteur intervient à son tour. Merci-de-dé-ga-ger-les-portes pour-que- le-tram-puisse-repartir-je-répète-dé——ga——gez-les-portes-pour-que-le-tram-puisse-repartir. Son annonce produit, il fallait s’y attendre, l’effet inverse. Moustaches se braque. Dès que la porte commence à coulisser dans le sens de la fermeture, pour reformer le continuum de vitre tant désiré par les voyageurs, il se remet illico en position, se disant pour lui même (son visage qui jubile le laisse imaginer): Ouh la la, elle risque de se refermer. Et s’interpose. Alors, la porte, grâce au système de sécurité qui la conduit à se réouvrir à la moindre entrave, se réouvre. Se referme, se réouvre, se referme, se réouvre, dans un mouvement spasmodique, comme hoquetant. Le tram reste à quai. Moustaches semble, comment dire?… aux anges. A ce moment précis où son sourire atteint le summum de l’épanouissement, un garçon d’une vingtaine d’années, pâle et brun, traits fins, nez aquilin, peut-être d’origine moyen-orientale, en tout cas méditerranéenne, pas très grand lui non plus, mais l’air déterminé, pète un câble ou, pour le décrire par une autre métaphore avoisinant le sujet central de l’histoire, sort de ses gonds.  Il commence à crier en direction de la porte du tram, toujours tant bien que mal maintenue ouverte par Moustaches. Je vais le virer d’ici ce connard!  Et il lui fonce dessus, retenu par une mère de famille, cheveux colorés de reflets roux tirés en queue de cheval, manteau en fausse fourrure bordeaux dont les fibres brillent encore de gouttelettes de pluie, drôle de grosse peluche, agrippée à une des barres verticales de la rame, qui le raisonne.  Allez, ça sert à rien de s’énerver contre un vieux fou pareil. De même, à côté d’elle, mais en contre-bas, car assis, donc apparaissant lui aussi sur fond de tissu moquette et appuie-tête jaune, un trentenaire, élégamment habillé, bien qu’avec une coupe de cheveu fantaisiste, il ressemble à un footballeur dans le civil, prend les choses du bon côté. C’est pas grave, calmons-nous. Tandis que juste derrière, un autre homme se lève d’un coup de sa place, il est plus jeune, lui aussi élégant, peut-être vêtu en gris, d’un costume ou un manteau, un jeune homme noir, beau. Moi je m’en fous qu’il soit vieux, je vais lui casser la gueule! Et certains de l’encourager. Oui ça suffit, on veut que le tram démarre. D’ailleurs la voix du conducteur invisible se fait de nouveau entendre. Dégagez-la-porte! A côté du jeune homme vénère, une dame opulente, commente la situation. Il est fou!  Il a bu! Il est complètement ivre!  Et de nouveau, la voix du plafond, de plus en plus forte, invoquant un argument typiquement guignolesque. Si-dans-trois minutes-on-n’est-pas-partis-j’appelle-les-gendarmes!. Entre temps, Moustaches, toujours là, ayant entendu le garçon pâle, s’énerve, on ne sait pas pourquoi, contre lui plutôt qu’un autre, les poings en avant tel un boxeur. Viens te battre si t’es un homme! Viens, mauviette (terme confirmant qu’il a bien au moins la soixantaine passée qu’indique son physique). La mère peluche retient le garçon pâle pendant que du côté de la porte, un homme, grand mince, ébouriffé, qui ne s’était pas encore manifesté mais tout de même silencieusement fait remarqué de certain.e.s (la mère peluche justement…)  à cause du surprenant anorak imperméable à motif de feuilles de chêne qu’il porte, tenue originairement de camouflage commuée à l’inverse de sa fonction en milieu urbain (mais à coup sûr pratique les jours de pluie), essaie de pousser Moustaches dehors. Et on entend, de plus belle… Dégagez la porte! Il est ivre! On veut rentrer! Lui casser la gueule! Les-gen-da-rmes!. Et Moustaches d’agiter ses poings en l’air. Viens ici te battre j’te dis. Les deux ados rigolent, la mère et le jeune homme pâle l’ignorent car maintenant ils discutent, le footballeur est au téléphone, la femme aux boucles d’oreilles compte à haute voix à quelle heure elle arrivera chez elle, tandis que depuis l’avant du tram une rumeur, un brouhaha, mi-amusé mi-râleur compose un bruit de fond. Mais qu’est-ce qui se passe?! Quand le dénouement se produit d’une manière inattendue. Une bande de quatre ou cinq jeunes à capuches, voulant monter dans le tram, par un effet de vases communicants, font glisser insensiblement Moustaches sur le quai. La porte coulisse enfin jusqu’à la butée finale. On aurait cru l’affaire terminée, mais, ultime rebondissement, le visage moustachu, hurlant, probablement des insanités, étant donné son doigt brandi bien haut conjointement à ses grimaces, se colle à la vitre latérale embuée au-dessus de la dernière rangée de sièges, immobilisant encore le tram. Clameur générale. Oh non! La sonnette de synthèse retentit. Profitant d’une reprise de souffle de l’obstiné au doigt d’honneur qui l’éloigne de quelques centimètres de la paroi, le conducteur dans un réflexe qu’on ne lui aurait pas soupçonné, démarre, et tout le monde, dans un rire de joie célébrant l’avancée manifeste de la rame, de faire un signe d’au revoir de la main en direction du quai, de concert clamant: au revoir Monsieur! 

A propos de Vanessa Moriss

— Je ne mange pas la peau des pêches ni la coquille des huitres. Danser ne me fait pas peur. Aimer non plus. Il se trouve que l’art me concerne. Ecrire une liste de course, un mail, un article ou un truc inconnu, est un flux continu.