Son Miles Davis

Je ne suis pas une cliente du Négresco, l’hôtel mythique de la Promenade des Anglais à Nice. Mais je passe devant pour récupérer ma voiture dans le parking peu éloigné de l’appartement d’amis. L’autre soir, la température extérieure était fraîche, de gros nuages noirs gonflés d’eau chapeautaient les passants, en atteignant ce lieu, j’ai aperçu un cinquantenaire assis par terre, sur un morceau de tapis élimé, le dos bien droit, un visage de type slave, fin, la barbe taillée en V, le cheveu frisé, les traits lisses, une lueur dans son œil bleu, une coupelle posée devant lui. Un SDF du Négresco ! Je me suis arrêtée, et ai donné quelques pièces avec gêne et plaisir à la fois. Il paraissait absorbé dans ses pensées, mais très vite un sourire a redessiné son visage et le mien. Il a fait un signe de la main, un signe genre on tient bon ! Il a prononcé quelques mots, du Russe il me semble. Obstacle de la langue, sourires et gestes énigmatiques en renfort. Repartie, je me suis retournée et nouveau signe de nos deux mains. Depuis plusieurs jours son souvenir me hante. Je revois son regard bleu ouvert, son dos bien droit et le charme qu’il dégageait et que je mesure mieux maintenant. Pourquoi a-t-il choisi le Négresco, sûrement pas pour l’attente de la générosité des clients généralement déposés en voiture la tête haute, le regard jamais situé au niveau du sol ! Je suis repassée devant l’hôtel, il n’était pas là, mais m’a sauté aux yeux cette fois Miles Davis, je veux dire la sculpture de Nikki de Saint Phalle qui lui rend hommage là en ce lieu, à l’extérieur du bâtiment, depuis 1999. Ce colosse exubérant fait de tessons colorés de mosaïque et de polyester assemblés mesure trois mètres de haut. Hommage aux noirs, à la musique de jazz et critique du racisme. Miles Davis souffle en permanence dans sa trompette « Moon and Stars », là j’exagère, elle a été vendue aux enchères ! Il interprète silencieusement un morceau de jazz « Kind of blue » — c’est ce que j’entends — un peu penché en avant, sa veste est polychrome, son pantalon mordoré, ses cheveux sont rouges et ses souliers verts. Miles ne se reconnaîtrait pas, lui plutôt sobre, chemise blanche, petit foulard autour du cou. Tout brille de mille feux. Je crois comprendre, assis tout proche, c’est son protecteur, il lui rappelle peut-être le temps où lui-même jouait de la trompette de jazz. Souvenir d’un détail. Il avait à côté de lui un CD dont la pochette était à peine lisible, possiblement ce qui lui restait de son interprétation dans un club en Russie. À côté de lui un duvet bien plié, une bouteille d’eau ou de Vodka, il ne serait donc pas là pour espérer avoir plus d’argent, mais à cause de Miles Davis. Je me souviens et comprends mieux maintenant, le moment où m’éloignant de lui il m’avait semblé percevoir selon un rythme syncopé des filets de lumière circulant au-dessus de leur tête ! Mais comment en était-il arrivé là ? Était-il un dissident politique ? Où vivait-il, où dormait-il, où jouait-il de la trompette ? Aimait-il et était-il aimé ? Quelle était son histoire, son début, ses origines, vivait-il seulement au présent ? Chaque fois que je passerai là je souhaiterai le revoir, ce sera comme un rendez-vous sans rendez-vous espérant une synchronicité qui le rendra possible. Hier soir il n’était pas seul, une femme se tenait debout et lui tenait la main. J’ai interrompu ma marche un peu plus loin. Je ne répugnais pas à me sentir indiscrète. Ils ne m’ont pas remarquée, elle semblait vouloir l’emmener avec elle, qui était-elle ? Sa compagne ? Une amie ? Une sœur ? Rien ne pouvait indiquer la nature de leur relation. Cette ambiguïté troublante m’a pétrifiée sur place. Miles Davis n’en savait pas plus, uniquement préoccupé par sa musique. Premiers éclairs dans le ciel, gestes tendres, l’énigme reste entière. Incongruité de ma position, comme scotchée sur le sol, le regard orienté dans une seule direction, l’oreille tendue qui ne perçoit rien, j’attends là sans trop savoir pourquoi, mais avec un halo de mélancolie. Les premières gouttes tombent, un bond les relève du sol, les affaires éparses se rassemblent, son portable écoute sa voix, je n’entends rien, j’attends toujours, le visage trempé, une voiture luxueuse vient de s’arrêter, ils montent sans hâte, comme deux figurants d’une scène tant de fois répétée, et filent à toute allure.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.