carnets individuels | marine riguet

#1

Il y aurait eu les odeurs. À présent je vois davantage les corps qui bougent. Il y en a peu ici. On prend le temps de les voir se former, marcher à côté des pierres énormes d’église. Une femme promène son chien – je dis femme mais c’est son corps qui me suspend à lui, l’impossible tourment des jambes et la lutte contre ce qui ne tient plus, comment se porter quand même, se porter encore, là, pour le chien au bout de la laisse.

#2

La perte des odeurs a rompu le monde. Ça ne fait plus mémoire. Comme si les choses étaient là, à la surface, sans retrouver le chemin de leur histoire. Sans vraiment avoir lieu. Étrange sentiment d’être du côté du résiduel. Après ce qui a été. Ce qui n’a rien à raconter.

#3

S’asseoir. Entrer dans sa voix. Il aurait fallu tout prendre de son chant, plein corps, comme une totalité du monde, sur le bout de trottoir, avec cette sensation (perçue, oui, dans l’instant de la rencontre) que se jouait là l’insondable unité de ce qui nous lie, de ce qui nous fait, elle, à la langue inconnue, et moi, nous chauffer, nous attabler, nous consoler au même jour. Il aurait fallu prendre le temps de voir les matériaux autour de nous mûrir dans son chant. Mes propres traits changer.

#4

Un cri à la charnière. Ou alarme. Ça recommence. Ici, un oiseau sûrement ? un chien dans mon rêve.

#5

Il est venu des terres, découpe nos lignes, nos champs, il est venu d’en bas pour monter, il monte, il s’annonce par une opacité assourdissante, majestueusement triomphante – et quel bruit fait le dos d’Atlas en cédant, quelle obscurité gagne sur l’autre – c’est le ciel de fin du jour mais c’est soudain toute la vision, tout l’entour, et j’oublie lequel de nous deux s’avance, lequel prend l’autre.

#6

Le bruit du corps qui tombe. D’abord le petit bruit, étouffé, comme dans la modestie du peu qui reste après la vie, cessant plus que tombant, sans heurt (avant la seconde attaque en piqué du rapace, avant le dépeçage et la nuée de piaulements sur le toit de l’église, avant l’événement tout entier). Le petit bruit du corps vaincu. De la chute de l’oiseau.

#9

Le commun trop commun, le local poubelle qui déborde, les détritus non triés ferrailles pieds de chaise cassée mêlés aux défécations mêlés à la misère, nos gravats infinis, nos montagnes entre chaque mur de ville.

#10

Pendant que le délitement des murs éclate sous nos yeux, dans l’attente douloureuse, partagée, du service d’urgence, pendant que je vois, que j’imagine déjà, la ruine de l’hôpital public, ici et dans la plupart des provinces de France, me revient la montgolfière qui, depuis la fenêtre de Pompidou, m’avait servi de point fixe, de rappel d’un dehors, d’un ciel, durant les dix jours d’alitement. Quelles images nous restent dans les yeux quand nous sommes enclos ?

#11

Lire-écrire, ça se faisait seule sur le petit banc de pierre dans l’angle de la cour, avant de vraiment savoir déchiffrer mais les doigts qui suivent et les lèvres qui inventent par-dessus ; ça se faisait seule avec le silence épais du secret qui ouvre à d’autres mondes au milieu des jeux et des consignes ; ça se faisait intérieure comme une absence, l’apprentissage d’une fugue.

#12

L’impossible dire en fond de tout, comme un bruit blanc qui se gratte par le côté pointu de la langue, qui se râpe par endroits, s’use, se perce, mais jamais ne se chasse. L’empêchement, le trébuchement – bruit blanc de ce qui se terre faute de savoir comment prendre forme à la surface, comment apparaître. Et d’emblée le malaise d’un visage qui n’aurait été vrai que dans le mystère de ses ombres. Que l’on dira quand même.

#13

La nuit. La nuit noire. Et plantés, les phares démesurés, monstrueux de grandeur. Rien d’autre n’apparaît que cette trop grande lumière dans le fond de la nuit. C’est le bord de l’autoroute et tout paraît immobile. Tout a été immobilisé. On refait le bitume, on coule sur l’autre voie. Fascination. La machine découpe le paysage comme les bulldozers chez les Ayoreo.

#15

À l’approche de l’hiver nous serons à Moscou. Chaque jour qui passe signifie une blessure supplémentaire. La guerre entre dans son dixième mois. Le froid, l’obscurité, la nuit tombe. Qu’est-ce que ça vous fait. Il y a quelque chose qui vient de loin.

18 commentaires à propos de “carnets individuels | marine riguet”

  1. Parfois besoin que l’impulsion vienne de l’extérieur pour dénouer ce qui persiste à se taire. Heureux de retrouver ton écriture ici…

      • Extraordinaire Juliette, tu fais de l’imprévu dans l’imprévu ! Merci infini pour tes mots, dans cet espace qui est presque pour moi rééducation à l’écriture.
        Quelle chance, vraiment, de retrouver vos présences, vos faire monde.

  2. Magnifique! (Il aurait fallu tout prendre de son chant, plein corps, comme une totalité du monde,) Que le chien au bout de la laisse passe en songe?

  3. Intéressant. Quels poètes, quels auteurs sortiraient spontanément si on posait la question de ce qui vous inspire ?

  4. Bonjour Marine,
    J’aime tous ces bruits, ces sons que tu convoques dans ton écriture.
    Ça m’emporte.
    Merci