Comédie des astres #10-2

On les croyait comme les doigts d’une main. Inséparables. Indivis. Éternels. Une performance de gestes, de figures, de mouvements. Virtuoses du pas de deux. Virtuoses – à vous dresser la peau par les cheveux.  Portés ;  jetés, voltiges, tournés, retournés. Et, leur chef d’œuvre : le frappé, tapé, tapoté, des pieds. Chaussés : cuir laqué noir lacé, pour lui ; crème à paillettes avec barrettes, pour elle. Claqué de talon et de pointe, en droite, oblique, courbe, spirale. En course, glissade, ou saut avec disparition et réapparition. EUX. Dédoublés ou jumelés ou sciemment décalés avec ou sans cadence. En canon. En écho. Millimétrés. « Métronomiques », formels  et pourtant toujours organiques. Ensemble quelque fut la figure accomplie. Leurs habits de lumière, leurs sourires ajustés dents sur dents, leurs noms en néon scintillant. Union sublimée. Rêve incarné. Et l’empreinte de leurs pas incrustée à jamais sur Hollywood Boulevard. 

Elle avait commencé à six ans : tutu, pointes, entrechats, de cours en cours, de corps en corps – de ballet – passa première avant tout. Força à force d’acharnement les portes d’entrées d’artistes. Fora son trou d’étoile au firmament des plateaux, des halls, des frontispices. A peine le temps de compter les lettres et son nom passa des bas de casse aux  majuscules enluminées. À 20 ans, elle ne discutait pas ses contrats, se faisait payée pour signer.  

À douze ans il faisait les premières parties, un numéro entre danse et chant, avec un claque trop grand et sa grande sœur, en cavalière. Il galéra. Servit quelque fois des Pizza. Promena des chiens. Claqua l’asphalte. Dansa à tout rompre sous les intempéries. Servit de clou aux cocktails d’anniversaires. Y fut même repéré. 

Nés la même année des années 10 ; l’un devait être du sud quand l’autre venait du nord (ou bien c’était l’inverse) venaient quoiqu’il en soit des antipodes. Smala de pauvres pour l’un, famille de commerçants arrivés pour l’autre.  

Elle avait déjà tourné dix fois quand il fit sa première audition. En frac de location, tout en « long leg » dégingandé. Un visage écarquillé, au front bombé et des cheveux de bébé difficile à coiffer. Elle, c’était : une chevelure blonde inépuisable relevée et crantée en chignon, des lèvres nettes, un port cravaché de beauté froide.

Elle ne l’aima, instantanément, pas. Etaient-ce les yeux d’une couleur d’huitre? La  longueur des pieds  à vous empêcher de poser les vôtres pour tourner? Elle comprit à la première seconde que pour la conquête des pas à deux, il n’y aurait jamais d’occasion plus belle. Elle comprit, elle avait les affaires dans le sang (tant que le dégout se monnaye) qu’il était l’unique, l’indiscutable Cavalier.  Elle s’en mordit les joues de rage. Cavalier elle récusa le terme ; ne serait pas sa monture – jamais – malgré le pouvoir qu’elle avait de le faire tomber à chaque pas. Le galop et la cravache, les ruades et le fouet c’était elle. Qu’il danse et se taise murmura-t-elle dans son boa. Lui ne trouva rien à redire, ce qui laissait présager le pire. Il ne la chercha pas à son goût. La dextérité du pied, la souplesse et la force des articulations, la grâce et la puissance déliée il les vit dans le tout en mouvement. L’excellence de l’instrument, un point c’est tout. Elle serait sa meilleure associée, c’était une machine à danser (et sa meilleure antagoniste, il l’avait compris aussi). Il se coula à son caprice ;  il voulait  le job à tout prix et elle avait l’avance sur lui.

Elle lui concéda le bout de ses doigts. La musique vola. Les pas claquèrent, s’accordèrent. Claquèrent, plus vite, plus haut, plus fort. Les pas  volèrent sans concertation. Le plateau, pétillait, détonnait. Etincelait.  EUX comme une seule déesse. Mille bras, têtes, pieds, jambes en mille temps comme dans un tableau futuriste. Il fut son bras, ses pieds, sa jambe, elle fut son pied, son doigt, ses bras. Accouplés. Adoubés.  Accolés. 

Elle fut d’une politesse exquise. Vanta ses mérites à haute voix. Se pâma — Lui  Oui ! OUI ! Et encore OUI ! Simula un évanouissement qu’on prit pour une extase. Elle succombait c’était chose sure. Aimait comment douter ? Tout le plateau applaudit. On refit la prise 20 fois et ce fut de plus en plus beau. En sourdine elle le rabaissa et travailla, exercice de haute voltige, à l’abimer sans ternir son étoile; à l’user sans altérer la performance. Elle aimait les paris difficiles. Il comprit aussitôt la manœuvre. Joua le jeu. Porta une docilité de surface. Lui laissa le premier et  le dernier mot. Comme elle négligeait le milieu il y engouffra  ses talents. 

A l’écran ils se disputaient, se réconciliaient, se mariaient. On prit les rôles pour la chose même. L’écran c’était la seule véritable vie. Ils étaient l’un et l’autre mariés. On les divorça en secret. On les maria comme pour de vrai. Sur papier glacé ils étaient l’amour incarné. À « couper » il courait se doucher. Elle faisait jeter les robes qu’il venait juste de toucher. 

Il aurait pu la tuer cent fois mais l’ignora à petit feu. Elle en pâlit. Il avait  su trouver  la faille.  

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

6 commentaires à propos de “Comédie des astres #10-2”

  1. Étonnant duo pour une bien étonnante union, ou plutôt association… On assiste en direct à la rencontre, à l’ascension, au succès… c’est drôle, ça virevolte sur la piste tandis que la vie s’échappe par le petit trou de la serrure…
    L’amour incarné ? tu parles !
    Très réussi. Merci Nathalie….