CONDUITE INTÉRIEURE

Je suis né d’un père mi-Normand, mi-Breton. Longtemps, j’ai balancé entre beurre doux et beurre demi-sel. Longtemps, je n’ai pas choisi.
Je suis né d’une mère du Sud-Ouest, j’ai un naturel chaleureux, bien tempéré par une retenue très nordique.
J’ai grandi avec des chiens, avec des chats, je n’ai jamais choisi.
J’ai grandi avec des sœurs, la compagnie des mâles ne m’a jamais semblé quelque chose de naturel.
J’ai grandi. J’ai appris à faire du vélo. J’ai pédalé. Je suis tombé. J’ai appris à lire, à écrire. J’ai perdu mes dents de lait. J’ai fait tous mes devoirs. J’ai eu de nouvelles dents. J’ai été premier de la classe. Je suis entré au collège, j’ai fréquenté des mauvais garçons, j’ai frôlé l’exclusion. J’ai promis. J’ai obtenu mon baccalauréat. J’ai fréquenté l’université. J’ai étudié. J’ai fumé. J’ai bu des bières. J’ai erré la nuit dans les villes, sous les fenêtres de filles inaccessibles. J’ai fumé. J’ai acheté des livres. J’ai appris par cœur, j’ai annoté, j’ai brillamment paraphrasé. J’ai envisagé différentes professions. J’ai hésité. Puis j’ai objecté. J’ai travaillé. Je n’ai jamais choisi. Me suis toujours bien conduit.

J’ai voyagé à l’arrière d’une Renault 6. Dans le coffre d’une 304 break, en compagnie d’un chien. J’ai roulé à l’arrière d’une Citroën GS (brièvement). D’une Renault 9 GTL bordeaux, immatriculée 4912 RZ 92. J’ai voyagé dans une Volvo 340 DL, j’ai lu des heures durant dans une Volvo V40. J’ai passé mon permis. J’ai conduit, j’ai conduit des journées entières. J’ai perdu un ami. J’ai conduit une LN société beige sous la pluie, lors des inondations de septembre 1993. J’ai écouté très fort de la musique, guitare, basse, batterie. J’ai pleuré au volant. J’ai conduit une Fiat 126 bis jusqu’en Bretagne, pied au plancher à 110 km/h. J’ai changé des roues. J’ai mené une vieille Polo jusqu’à la Goutte d’Or. Je me suis arrêté dans des stations-services. J’ai uriné en compagnie de conducteurs inconnus, en écoutant de la variété d’autoroute. J’ai pris de l’essence des centaines de fois.

Parfois, on m’a payé pour conduire. J’ai conduit des fourgons de différentes tailles. J’ai conduit d’innombrables berlines de marque française.

J’ai touché mon premier salaire. J’ai acheté une Renault 21 GTS de 1721 cm³, j’ai aimé la conduire, j’ai monté sans effort les longues pentes du Massif central. On me l’a cassée. J’ai fait un constat à l’amiable. J’ai acheté une paire de chaussures avec l’argent de l’assurance. J’ai marché. Je suis tombé amoureux, j’ai conduit une Super 5 blanche de 1L4, avec brio, pour l’épater. J’ai perdu mon grand-père, j’ai eu une enfant, j’ai acquis une Peugeot 307 break. J’ai conduit doucement le long des plages de la Manche, en écoutant la bande originale du Livre de la jungle. J’ai pensé à Georges Bruns et au temps qui passe. J’ai pensé. J’ai pleuré au volant.

A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

7 commentaires à propos de “CONDUITE INTÉRIEURE”

  1. Touchée par l’angle pris, une parcelle en leitmotiv. Invite à trouver (scruter ?) son angle personnel qui donnerait un La. Merci pour ce texte et cette approche !
    Ps : un paragraphe en double, est-ce voulu ?

  2. Le fait de ne pas choisir me parle beaucoup. J’aime la façon que vous choisie pour presenter la chose. J’aime le rappel de tous les vehicules conduits et aussi les chaussures achetées avec le montant de l’assurance. J’aime ce détachement doux que votre écriture entretient. Avec la repetition d’un paragraphe et comme j’etais très imprégnée de votre ambivalence affichée j’ai cru qu’à chaque fois vous alliez nous décrire la voie ou conséquence inverse comme ne pas avoir le bac. Bref j’ai beaucoup aimé vous lire. Merci

    • Merci à vous !
      La répétition du paragraphe était involontaire, mais vous me faites regretter de ne pas l’avoir fait exprès !

  3. Je n’ai rien à ajouter de nouveau aux commentaires précédents. Simplement, j’ai beaucoup aimé vous lire. Embarquée dans chacune de vos voitures.