Cul-de-poule

J’aspirais très fort, les lèvres crispées – « comme si tu avalais la feuille ! » avait dit R., elle riait, je pensais à l’expression « en cul de poule », quel dégoût. Même les mots : agglutinés par le tiret, visqueux rivés. Trop près. Il aurait fallu recracher les plumes presque, une nausée âcre, l’odeur la honte, mais déjà le papier collait à ma bouche. Un mur blanc fragilité tremblante, dressé devant le regard. Que sait-on de ce qui nous protège dans ce qui offre le répit d’un abri ? En face, R. ne pouvait pas me voir loucher. Dans mes poumons la place qui bientôt manquerait – la feuille tenait encore, provisoire. J’ai senti une caresse en pointillé, non : une chatouille – « bouge pas, attends, attends ! » – le stylo qui laisserait une trace rouge et maladroite, aux contours hachés, sur le derniers tiers au bas de la page chipée dans la réserve à papier de l’instit. Il n’avait rien vu. Personne. Juste R., et moi. C’était un peu mouillé, reste de salive dans le souffle, couleur qui bave et devient floue mais le souvenir l’était aussi.

Le papier est tombé, R. a surgi avec ses joues roses. 

Dans le bus, tu viens de voir une femme, trente ans peut-être, comment savoir dans l’agitation transports bousculade impossibilité de figer l’image plus de deux seconde, elle approche le téléphone de son visage, elle vient de faire un petit geste de la main, sourire à outrance, le fil blanc qui sort de ses oreilles, elle parle à quelqu’un : son fils ou sa fille, tu décides, puisque l’appareil arrive jusqu’à ses lèvres, elle presse l’écran tout contre, toi tu imagines à l’autre bout le baiser vorace, monstre craquelé, tentacules plates qui butent sur l’interface, s’y écrasent, explosent en chair molle. Qu’est-ce qu’on dévore quand on embrasse, tu repousses la question, ça te repousse oui, et comme cette scène qui grandit en toi de l’enfant que tu étais face à R. Tu ne sais plus mais ça pousse, ça avance jusque dans ta bouche. La feuille est tombée depuis longtemps, tu ne retrouves rien du tâtonnement en décalque. Tu essaies de faire surgir. Ça rate. Tu penses aux albums « Où est Charlie ? », gamine qui apprivoise la foule et puis toujours ces quelques caractéristiques qu’on finissait alors par trouver. « Lâche ce livre, Anna, on passe à table ». Au raz de la purée, ta fourchette cherche encore les lunettes rondes du petit personnage, tu piques dans la prunelle brune, la sauce qui cratère, s’écoule, la surface est gâtée. Depuis les bords de l’assiette, un petit pois te dévisage, parfaitement rond et muet. Poli comme un légume.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). J'essaie de suivre ce fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite Bordeaux, mais aussi Fribourg, Bâle, la Brévine, j'habite beaucoup les trains surtout - et la langue.