#L2 | D’autres vies que la sienne

Sur le quai, quelques voyageurs s’éparpillent ; celui-là rentre chez lui tranquillement, retrouver sa femme et ses enfants, dîner tranquillement, regarder la télé tranquillement, et s’endormir devant, une autre va voir ses parents, qui commencent à vieillir, sa mère qui est tombée pour la deuxième fois en quelque mois et son père qui a de plus en plus de mal à se baisser, celle-là se dirige directement chez ses potes, chez qui elle passera la nuit, elle passera voir son père plus tard, si elle a le temps, en tout cas, hors de question de zapper la soirée, surtout qu’elle ramène de la trop bonne beuh de Dam, lui va retrouver sa maîtresse, il va appeler sa femme sur le chemin de l’hôtel, en marchant pour que se confondent dans sa respiration l’essoufflement du mouvement, l’angoisse du stress, la suffocation de l’infidélité, l’asphyxie du mensonge et les pâmoisons du désir. Tous savent dans quelle direction se diriger et hâtent le pas. Lui, il doit aller chercher la clé et l’adresse précise du gîte dans le casier n°51, code 5467, qu’a déposé plus tôt la personne qu’il a contacté via le site Internet de location, pour ce qu’il en sait, un homme athlétique, encapuchonné, que personne n’a remarqué, pour ce qu’il ignore. Le trousseau de clé est épais, l’adresse est griffonnée sur un morceau de papier, avec une explication sur l’usage des clés, le numéro de téléphone d’un taxi, ainsi que l’itinéraire qu’il doit suivre pour aller attendre le taxi. Il constate sur son smartphone que le gîte est très éloigné de la ville, en tout cas plus qu’il ne l’aurait cru, une cinquantaine de kilomètre. Il compose le numéro du taxi en empruntant la passerelle qui surplombe les voies de chemin de fer, comme indiqué sur le morceau de papier, sans savoir qu’ainsi, il change de ville, qu’il passe de la ville-centre à la banlieue résidentielle, et sans savoir qu’il aurait pu ne pas y avoir de passerelle, si le Tribunal administratif n’avait pas délibéré en la défaveur des requérants, qui avaient pointé une situation de favoritisme dans la désignation du gagnant de l’appel à manifestation d’intérêt, puisque rien ne prouvait que le chargé à l’urbanisme de la communauté d’agglomération entretenait de bonnes relations avec son cousin par alliance, architecte et candidat retenu, qui par ailleurs ne s’abaisserait jamais à demander quoi que ce soit à la famille provinciale de sa femme, par probité d’une part, et d’autre part, parce que c’est un artiste, lui, très attaché à sa liberté, qui ne peut pas créer s’il n’est pas libre, comme Dominique Perrault, avec qui il dîne d’ailleurs régulièrement, et qui lui a donné le numéro de Jack Lang, donc, bon, s’il avait voulu se faire pistonner, il n’aurait sans doute pas appeler un petit fonctionnaire de province à qui il parle à peine quand il le voit dans les réunions de famille, parce qu’il n’aurait rien à lui dire, il ne regarde pas la télé, il ne connaît pas le code des marchés publics, il n’aime pas le foot, il n’a pas d’enfant, et il a beaucoup de travail, et doit d’ailleurs y retourner.

La passerelle est interminable. Les roues de sa valise sur le béton désactivé résonnent en une nappe sonore amplifié par le vide entre les voies et la passerelle. Le taxi est déjà arrivé quand il arrive de l’autre côté. L’homme qui lui prend son bagage pour le mettre dans son coffre est aussi taciturne que peut l’être un chauffeur de taxi. Pourtant, il crève d’envie de faire une blague pour dérider son passager, mais maintenant, il s’abstient. Il a arrêté les blagues, surtout celles sur lui-même quand il a constaté que le monde n’était pas une salle de spectacle, que les hommes, surtout les hommes, soit manquaient d’humour, soit s’engouffraient dans la moindre petite brèche pour le rabaisser, parce que quelqu’un qui fait des blagues, quand il n’a pas de position de pouvoir, est considéré comme faible, comme un simple appui sur lequel on peut se hisser, une aubaine facile à saisir pour se mettre dans une position dominante. Il faisait des blagues pour que les gens se sentent à l’aise, pas pour qu’ils ne se sentent plus pisser. Il ne sait jamais trop comment réagir quand les gens ne se sentent plus pisser, dans son taxi comme ailleurs.

Le taxi prend à droite, puis encore une fois à droite, passe un pont de chemin de fer. L’homme à l’arrière ne sait pas qu’il retraverse dans l’autre sens la frontière qui sépare la banlieue résidentielle à la ville-centre, que traverser la passerelle ne servait donc à rien. Dans le silence, sans la moindre blague, le taxi roule vers l’ouest.

A propos de Pierre-Emmanuel Dubois

Je vis à Paris, et travaille en bibliothèque. Je peine à comprendre pourquoi j'écris et pourquoi c'est une évidence. J'arrête de penser, je respire. Disons que pour l'instant, je suis là.

2 commentaires à propos de “#L2 | D’autres vies que la sienne”

  1. En écrivant, on finit par comprendre d’où, comment parfois. Pour ce qui est du pourquoi, est-ce bien utile ?
    J’ai pensé à La Fabrication de la Guerre civile, à la lecture de ce début si choral. L’avez-vous en rayon ?

  2. Merci beaucoup pour votre commentaire! Et c’est très juste, je ne sais pas où je vais, mais je vais bien finir par le découvrir, le comment, j’ai l’impression que c’est la consigne qui me le donne, et le pourquoi, je crois que je n’aurais jamais la réponse. Je ne connais la Fabrication de la guerre civile, je vois qu’il en a été question sur France Culture, je vais jeter une oreille en attendant de pouvoir y jeter un oeil (voire les deux!). Merci encore pour votre retour!