autobiographies #15 | de l’autre côté du pont

Un filet de lumière se faufile entre les planches de bois qui condamnent la fenêtre. Une vieille table et une banquette défraichie sont poussées contre le mur opposé. Sur la table, une pile de vieilles bandes dessinées. Un cochon blanc, un cheval et un kangourou vert galopent à travers l’univers.

Le jardin baigne dans une lumière pâle. Quelques feuilles sont tombées sur l’assise d’une chaise. Augustine les chasse du revers de la main avant de s’y installer et porte le regard vers l’intérieur de la maison. Les plafonds ne se sont pas encore écroulés sur les planches du parquet, se rassure-elle en serrant son châle de laine grise contre sa poitrine pour ne pas attraper froid. Devant elle, la tasse de café au lait refroidit.

Par la petite rue du port elle atteint enfin la rue pavée qui borde le quai. Aucunes grues, aucuns portiques de manutention, ni hangars servant à l’entreposage des marchandises débarquées des navires, seulement les mouettes qui piaillent et jouent dans le ciel bleu et des bateaux reposant sur la vase. Camille s’assoit à l’aplomb du bassin. Des frissons parcourent ses bras.

Il fait doux, les corps dansent dans l’odeur des tilleuls, piétinent le bitume tiède les bras tendus vers les lampions pointillant la place.

Elle projette sur le mur poreux de petits gravillons échappés de ses semelles. Ils rebondissent puis roulent sur le sol de béton. Elle aurait aimé observer l’agitation du dehors mais elle n’est entourée que de murs aveugles et d’une porte vitrée en hauteur donnant sur un couloir sombre.

Elle marche sur l’asphalte blême d’une rue ensommeillée, plaçant un pied devant l’autre, mécaniquement. Elle regarde à droite puis à gauche, observe le ciel blanc comme s’il pouvait lui indiquer la bonne direction.

La peinture se craquelle et le heurtoir n’a pas servi depuis si longtemps. Par une fente du bois elle l’épie, trace les contours de sa silhouette passant du couloir à la minuscule cuisine, tapisserie de marguerites orangées, lino bordeaux, un rebord pour les fleurs à hauteur de la lumière du jour jusqu’à la salle du café. Derrière le comptoir, Augustine replie une vieille couverture effilochée par le temps. Camille l’avait laissée là, comme dans l’intention de revenir.

Elle fait un pas en arrière. Elle ne veut pas arriver trop vite, trop tôt. Le long du canal en contre bas, des libellules suivent sa progression avant de s’évaporer vers l’autre berge.

Hier j’ai vu une jeune fille quitter la maison voisine, je ne l’avais jamais vue auparavant et je la vois maintenant apparaître au coin de la rue. Elle s’arrête devant mon jardin comme elle l’a fait hier. Cherche-t-elle mon regard ?

Le garde-corps à la peinture écaillée s’ébranche lorsqu’elle pose la main sur la rampe de bois, il semble tenir par un subtil équilibre, libre de tout attachement, une adaptation des rouilles aux frôlements délicats des doigts d’Augustine plus appuyés à mesure de la montée.

Elle dort dans la chambre au bout du couloir. Un rai de lumière indique la présence d’Augustine sous la porte tapissée de leur deux chambres communicantes. Seul le bouton en porcelaine en souligne sa présence. Deux fenêtres ouvertes à la blancheur des poiriers en fleur donnent sur le jardin ; contre le mur nord une armoire en chêne à deux portes pleines, la possibilité de s’y cacher, un lit deux places au centre, la tête de lit contre la cloison.

Elle range ses vêtements sur l’étagère. Elle replie le dessus de lit en laine multicolore. Elle ne restera pas longtemps. Elle caresse le dos d’un coquillage. Elle dépose un livre sur la table de chevet. Elle est bien ici. Elle aimerait rester, et partir aussi. Elle admire les poiriers en fleurs. Elle ferme les volets face au bois obscur. Elle s’assied en tailleur sur le lit. Elle ressent la vibration des murs. Elle frissonne au silence de la nuit. Elle l’entend se coucher dans la chambre de l’autre côté du mur.

Elle frappe à la porte avant de franchir les deux marches usées, le bouton en laiton tinte. Dans la salle de bain à la tapisserie vichy bleu, elle fait couler l’eau dans la baignoire émail dans sa robe de nuit fleurie, des guirlandes de roses de coton au rideau de la fenêtre la masque de la rue. Elle ôte les serviettes étendues sur le rebord de la baignoire, les dépose sur une boite en carton faisant office d’étagère. Le parquet craque sous ses pas.

Dans le jardin sauvage se mêlent tournesols, roses trémières, campanules légères et légumes indomptés. Entre ombre et lumière il attire les papillons et les hérissons, leur offre son refuge parfumé, loin de l’effervescence de la rue. Rhizomes, bulbes et tubercules circulent sous terre au gré des saisons. Madeleine le dessine, par de rares tailles à l’arrivée de l’automne, il est son refuge comme il est le refuge des oiseaux.

Elles se sont assises à l’abri du plaqueminier, l’une sur une souche, l’autre sur un tapis de feuilles et de bois morts. Augustine avait demandé à Camille de l’accompagner jusqu’à la berge à la lisière du bois, un endroit touffu à l’opposé de la clairière, là où la couleur de l’eau est étrange, aussi nébuleuse que la mémoire de la vieille dame.

Le ruisseau s’écoule entre le jardin et le pré, se divise à l’approche du pont de tôle, encerclant le bois avant de disparaitre sous le mur d’enceinte. Il s’écoule sereinement, pointillé du vert clair des lentilles d’eau aux racines ondulant sous la surface.

Une tonnelle ombrage le pont voûté, frontière entre le jardin soigné et le pré fantasmagorique. Il semble avoir toujours été là, depuis le jour où l’homme a trouvé le moyen de traverser les cours d’eau d’une manière sûre.

Les secrets sont cachés de l’autre côté du pont.
« Qu’est ce que l’on traverse quand on traverse ce pont ? » FBon

Camille aperçoit Madeleine derrière les effluves de lait bouilli et la confiture d’été. Elle est près de la gazinière d’un autre âge, assise en bout de table, un reste de café dans la cafetière, une tasse dans l’évier, les pommes de terre coupées en lamelle dans un plat rectangulaire et le chat endormi dans les bras.

Codicille : Les jalons de mon chantier en grand chantier. Le projet est né l’an dernier, chamboulé, retourné par le cycle été et permanent. Il s’ancre, se fait plus précis, déjà présent dans les pièces d’une maison ancienne, il s’habille des images nées des propositions.

A propos de Fabienne Savarit

J'ai toujours eu envie d'écrire des histoires. Le temps me manque, alors j'écris par petits souffles, en atelier, dans des carnets, sur un coin de table. Mon premier roman a été publié en juillet 2020, j'en suis encore ébahie. Mes mots sont voyageurs et se perdent au creux des courants marins. https://www.facebook.com/Fabienne-Savarit-Autrice-105753008006663