#40jours #prologue | de terre et de verre

La route est de terre, les maisons basses sans étage, certaines présentent une façade de moellon qui ne seront jamais crépis ni peintes même si sur une des rares maisons peintes, vert émeraude, veille une vierge de Guadalupe grandeur nature, on voit aussi de simples façades, juste un mur, ou deux à angle droit, avec des fenêtre bâchées qui n’ouvrent sur rien, les murs d’enceinte non plus ne sont pas finis, de la ferraille dépasse de quelques moellons dans lesquels du ciment a été coulé à mi-hauteur, d’autres façades tiennent par des étais, à un coin de rue, il y a un bar, le seul du village et seul bâtiment peint de la rue, en blanc, avec une bande-rouge sur chacune des façades d’une vieille pub Coca-cola délavée – il n’y a pas de devanture, le bar s’ouvre par une porte à l’angle du bâtiment sans fenêtres, on trouve encore une épicerie, au coin d’une rue aussi, à l’opposé du bar vers le nord, et une église, on n’imagine pas qu’il pourrait y avoir une école mais deux écolières en uniforme, jupe plissée grise, chaussettes montantes et chemisier blancs, marchent sur le côté d’une route qui semblerait être la route principale, toutes les routes semblent être la route principale qui ne mène nulle part, de l’autre côté de la route, les restes de l’orage ont laissé dans les ornières une mare d’eau boueuse:

San Miguel de Horcasitas, village du Sonora d’où est originaire Carolina Fernández Fuentes, « âgée de dix-neuf ans, une ouvrière de la maquiladora WS-Inc », retrouvée morte « dans un terrain vague à l’ouest de la zone industrielle General Sepúlveda » (Roberto Bolaño, 2666)

L’immeuble date de 1933, il est resté debout malgré les bombardements et l’effondrement des deux immeubles mitoyens, c’est très surprenant à voir, cet immeuble-piton dans une rue où il ne reste rien, ou presque, en face, les immeubles ont également été touchés, les volets de l’immeuble intact ne sont jamais fermés, la porte cochère non plus, le premier et le second étage sont l’un et l’autre occupés par un seul appartement qui a été constitué en abattant les cloisons d’avant-guerre, certaines rares pièces ont été conservées, les autres agrandies, dans l’une d’elles «  les livres et les manuscrits, la surface des étagères étant épuisée, s’accumulaient sur le sol, formant des piles et des tours, certaines aux formes si instables qu’elles dessinaient des arcades, un chaos qui reflétait le monde, riche et prodigieux, en dépit des guerres et des injustices, une bibliothèque de livres magnifiques (…) des premières éditions de grands auteurs dédicacées par eux-mêmes (…) des livres d’art dégénéré que d’autres maisons d’édition remettaient en circulation en Allemagne, des livres publiés en France, en Angleterre, des éditions brochées parues à New York, à Boston et à San Francisco, et des revues nord-américaines aux noms mythiques qui, pour un jeune et pauvre écrivain, constituaient un trésor, la plus grande ostentation de la richesse »:

Nous sommes dans le bureau de Bubis, éditeur d’Achimboldi, que personne, en dehors de l’éditeur, de sa femme et de certaines employées des éditions n’a jamais vu.

Depuis le dernier étage, la vue plonge sur les barres d’immeuble en face qui, la nuit jouent à être Manhattan, bbureaux éclairés, parfois traversés par une femme noire souvent, portant un foulard, poussant devant elle une machine, vidant les corbeilles à papier tout au long de la nuit, d’un étage à l’autre, pas tous les étages, car il y a plusieurs équipes, en dehors d’elles, en dehors de ces femmes qui partiront à l’aube par le bus qui les conduira loin d’ici, on ne voit rien, des bureaux vides, des bureaux vides, des bureaux, des écrans d’ordinateurs, des classeurs, parfois quelques feuilles en désordre, des tables ovales autour desquelles les chaises aussi sont vides, un peu plus à droite les immeubles d’habitation s’éteignent progressivement, les télés, les écrans d’ordinateurs, les smartphones après un dernier check des messages non reçus, tout s’éteint, même la vie:

Dans une chambre qu’on ne voit pas, donnant sur l’arrière, côté périphérique, un homme ne crie plus. Il tue.