dialogue #02 | Jeanne, ma patience

On contourne la pelleteuse et un énorme tas de terre pour rentrer dans la distillerie. Une cabane de chantier, des matériaux tout en longueur rassemblés sous une bâche. Des piquets en bois de caisse peints en fluo sont plantés dans le sol d’une surface vide, sans herbe, aplanie. Notre van est garé dans une boue pâle, la terre est tassée, c’est une terre de chantier, mêlée de béton et de pustules de plâtre, livide et maladive comme ces enfants d’intérieur. Jeanne, ma défiance, me souffle (ils construisent un « visitor center », ce sera moderne et design, les toilettes ne seront plus au bout du couloir de la compta, derrière la vielle porte vitrée avec ses lettres dorées qui s’effacent. On pourra être là comme partout). Le reste du site est intact. Peinture autrefois blanche sur les hauts murs des bâtiments, peu de fenêtres. (Sûrement des entrepôts, les objets n’ont pas besoin de lumière) dis-je à Jeanne, mon bon sens. Le regard sort de son couloir de murs quelques pas plus loin. Face à face, le grand porche d’entrée avec le nom de la distillerie en arc de cercle et un quai qui dépasse dans la mer, qui rapproche un peu plus Islay de Jura, l’île d’en face, la discrète qui cache dans les nuages les sommets de ses collines jumelles. L’eau est d’un bleu un peu vert qui s’avance vers le gris, remous de courant, frisette de risées. Jeanne, mon évidence, dit (ici, c’est le nez au milieu de la figure de la distillerie, par son quai elle inspire du grain et des tonneaux vides puis elle expire des barriques de whisky). Déjà un groupe attend, cinq visiteurs comme nous et un guide avec le nom de la distillerie dans le dos de sa veste. Ce n’est pas une hôtesse, mais un gars bien costaud qui ne doit pas rechigner à donner un coup de main pour pousser les barriques ou porter un carton. Pour goûter, il ne doit pas être le dernier non plus à voir son œil briller quand il raconte l’eau de vie. La visite est classique, dans l’ordre du processus. Concassage, fermentation, distillation, vieillissement. La magie du whisky, on ne la verra pas, on ne le voit jamais. Elle est dans les papilles de celui qui choisit, et surtout dans le temps qu’on laissera à l’alcool pour faire la connaissance des arômes de tonneaux. À la fin, dégustation, dans un coin d’entrepôt. Jeanne, ma tempérance dit (on attendra un peu avant de reprendre le van, même si on est là pour goûter et pas juste pour boire, l’alcool a ses effets, à ne pas négliger.) Les effets de l’alcool, elle a raison une fois de plus, Jeanne, ma conscience. Elle doit avoir en tête toutes les questions que je me pose, mes doutes, mes hésitations, mes changements de direction. Le whisky pour le plaisir du goût. Juste pour ça ? Un peu pour le plaisir, évidemment, mais juste pour ça ? Pas pour s’y perdre, pour oublier ? Au moins de temps en temps ? Pas uniquement, bien sûr, mais quand même ? (Tu es toujours à chercher au-delà du binaire), dit Jeanne, ma conscience. Profiter du paysage du haut de la falaise, au risque de tomber, de glisser, d’être poussé par le vent ? On est assis sur les cailloux de la plage à côté de la distillerie, pas de loutres qui se poursuivent dans les algues aujourd’hui, juste les vagues, leur rythme, leurs questions, sans réponses. Jeanne, ma patience, ne me dit rien cette fois-ci, elle pose sa main sur mon épaule.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

2 commentaires à propos de “dialogue #02 | Jeanne, ma patience”

  1. Comme toujours, Juliette nous emmène, par la main, par le regard, par le cœur.
    Merci pour ce voyage, Juliette mon évidence…