dialogue #02 | papillonner

Il m’a proposé un repas avec une petite troupe, broderie d’étudiantes qu’il a jugé le plus intéressantes. Il n’y a que des filles, question de probabilité, les études de lettres rejettent encore, voici le reste, formé de nous. Que faisons-nous, sommes récupérées par les lettres non pour les redessiner, pour les penser selon un cadre. Pour en faire quoi, ne pas vraiment savoir, je n’en sais rien. Ne serait-ce que pour moi, encore une fois, je n’en sais rien. Me sens maladroite. Déguisée avec des bouts de moi, je tente d’exister dans une fête. Une fête qui n’est pas en mon honneur. Je me sens pourtant là. Je suis là. Dans une robe floue, verte, piquée de fleurs. Pas tout à fait des marguerites. Je ne voulais pas être naïve. Je suis jolie. J’ai des bijoux qui font du bruit quand je bouge. Ils se cognent contre les tables dressées pour l’occasion. Les livres pour un temps sont oubliés sur les étagères. Ils sont dans les bouches. Les livres, l’art, et tutti quanti. Je bois pour m’occuper les mains. J’ai toujours l’air très occupée. Je peine à rester debout, je suis fébrile, ce n’est pourtant pas du bonheur, de l’excitation, oui, sans doute un peu, me prend le corps, se dépose sur mon corps, m’enveloppe. Presque flattée de faire partie du noyau dur. Très peu d’étudiantes, beaucoup d’artistes. Quelle joie de pouvoir être là. Des mains tâchées d’encre bleue serrent des mains pâlies d’argile. Des vêtements bariolés. Des vêtements que l’on trouve dans les décharges. Ces costumes laids aux yeux du profane sont ici portés avec élégance. Je souris, cela m’amuse. Je ne serai pas artiste. Mes mains sont moites et ma langue incertaine. Je ne fais qu’éprouver le plaisir de côtoyer ces artistes dans ma robe verte piquée de fleurs qui ne sont pas des marguerites. Se prendre au jeu d’une foule, accorder des regards, œillades, des sourires, approches. Je crois reconnaître, mais non, c’est impossible, cela ne se peut, un mouvement vers l’hôte de la nuit, mes yeux en point d’exclamation.

(Je vois que vous regardez, ce bon ami, piètre étudiant devenu écrivain de talent, je vois votre intérêt, je comprends, je vous présenterai, nous avons encore le temps, qu’en dites-vous ?)

Je secoue la tête, un sourire trop grand pour mon visage, je dis du vague ;

(Ce serait bien, je suis très heureuse d’être là, merci, merci beaucoup…)

Probablement n’ai-je pas bien entendu, il fait chaud, le vin me donne le tournis, je m’éloigne. Partout où j’irais je me sentirai regardée, je le sais d’avance. Toutes ces filles, je ne les reconnais pas. J’ai aussi peint mon visage, comme elles je n’ai pas supporté le masque de l’étudiante, j’ai durci mes traits, ici on se fait des joues dorées et le contour des yeux plus clairs, des sourcils épais, comme dessinés au crayon, du rouge à lèvres mat. Je n’ai fait que durcir. Et m’enduire d’une pâte blanche, un masque. La pluie va laver mon visage, je compte sur elle, je l’offre à la nuit, mon visage, je regarde les maisons universitaires se brouiller de lumières artificielles. Je ne pense à rien qu’à cette étrange soirée, j’entends les noms des auteurs et je crois que c’est un rêve, trop beau pour être vrai.

(Vous voilà, vous aviez disparu, vous n’avez pas peur d’avoir froid, non, vous avez chaud, c’est joli, votre visage devenu rose, un poème à écrire, vous savez…Je vous gêne, je ne devrai pas. Je suis impardonnable. Vous savez, dans la foule, vos lettres dans ma tête, j’avais fini par vous confondre, c’est cette confusion, merveilleuse, une réponse, vous en êtes, vous le savez, ne le savez-vous pas, vous êtes une artiste, je le vois.)

Il parle, il parle, il parle, et je n’ai rien à lui réponde, je réalise qu’il est bavard. Il dit des choses qui me troublent, je ne comprends pas, il agite une surface parfaitement tranquille d’ordinaire je suis la mare laissée sur le côté, voilà qu’il saute à pied joint à l’intérieur, il condense l’eau. Je veux m’étendre et il me réduit à ce qu’il voit, ce qu’il voit passe à travers ses yeux, ce regard inquisiteur, ces yeux sont durs, ils s’attendrissent mécaniquement, il me pose une question, je n’entends pas, je souris, il rit.

(Vous êtes un peu pompette ! Ce n’est pas grave, moi je suis tranquille, je ne m’agite pas, je vois bien, vous vous êtes agitée tout à l’heure, vous alliez dans tous les sens, impossible à vous poser, je n’ai jamais vu, pardonnez-moi, je crie, voilà qui est mieux, je n’ai jamais vu une femme comme vous, je vous regarde, je vous trouve belle, je me méfie de votre beauté, elle fait des ondes, elle apparait et disparait, vous êtes belle, pourquoi dites-vous non de la tête, vous ne dites rien de votre bouche, tenez, je vais vous montrer quelque chose, venez, allons plus bas, nous serons tranquilles.)

Alors je rougis, je bafouille ;

(Vous êtes sûr ? Oui, peut-être, vous avez raison, je ne sais pas trop ce que j’ai, le vin, oui, peut-être.)

Changement de décor. Atmosphère étouffante. Filles disparues. Foule lointaine, la broderie s’est défaite. Je me laisse entrainer, rien d’autre à faire, il me prend par la taille, me laisse quand même libre, sans doute peut-il, veut-il m’aider, mes jambes sont du plomb, il veut les libérer, je veux mentir, ne suis pas fatiguée, je veux lui dire mais rien ne sort, de quel magnétisme mon corps s’est-il plombé, par quelle force peut-il me porter hors du sol, il susurre dans une langue étrangère, familière, inquiétante, pulse en moi la fuite, distinctement, parmi les froissements :

(NON)
(Allez, laissez-vous faire, vous attendiez cela, ne soyons pas vulgaire, soyons comme les êtres de vos lettres, vos suggestions au coin des marges, c’est beau, cela m’a plu. Vous avez touché une corde sensible, vous me prenez au piège, comment aurais-je pu savoir qu’une jeune femme qui me regardait à peine, dans le flou, comment aurais-je pu savoir que vous aviez compris mon âme ? Vous vous teniez, toute tranquille, votre air sage, aujourd’hui vous m’appelez comme une fée prisonnière dans sa bière, verte et brillante, voilà que je vous cite, c’est vous dire si déjà la fusion a opérée, laissons-nous cette chance, complétons-nous, laissez-vous faire, vous attendiez cela, voulez-vous que je vous dise combien vous êtes adorable lorsque vous êtes terrifiée.)

Son pas ressemble aux ailes d’un papillon de nuit, bruit dont la lourdeur me prend la gorge. Je m’en dégage. Une force qui vient du monde du dessous, du tout petit, qui se décuple en moi. Fuite. Elle me prendra une vie, restent les questions. Une vie ne suffira pas à y répondre.

(Aucune explication à vous donner. Vous pouvez dire ce qu’il vous plait à qui vous voulez, on vous contredira. Vous pouvez essayer. Je n’essaierai pas, à votre place, savez-vous pourquoi ? Parce que j’étais là, oui, j’ai tout vu. Croyez-vous que j’allais inventer que je n’étais pas là, quand il est évident que nous avons passé du temps ensemble ? Je vous ai invité, vous comme beaucoup d’autres. Je vous ai vu aller ici et là-bas, errer, vos yeux vagues, encore et toujours. Vous n’avez jamais fait très attention à vous. Je vous ai vu vous enivrer, peut-être était-ce là ma faute, si faute il y a, vous êtes jeune, mais vous êtes une femme tout de même. Aurais-je du vous arrêter ? Je ne suis pas votre père. Je vous croyais plus mature. Plus raisonnable. Vous savez, vous vous êtes jetée à mon cou. J’ai fait ce que vous vouliez, vous étiez très ivre, aussi je vous ai laissé partir, inquiet, angoissé pour vous, vous qui vouliez prendre l’air, nous étions dehors, j’ai alors su que vous étiez ivre, je ne vous ai pas retenu, si baisers, touchers il y a eu, c’était vous qui les demandiez, vos paupières battantes, votre maquillage, vos bijoux, belle affaire. Croyez-vous être la première, des avances j’en ai eu beaucoup, j’y ai répondu avec toute la gentillesse possible, souvent je repoussais ce cirque, car tout cela n’est qu’un cirque, vous devez un peu y trouver du plaisir, dans ce drame que vous vous contez, tenez, un peu comme vos histoires, des fantasmes de petite fille. Si hier j’ai voulu vous faire plaisir, eh bien quoi, aujourd’hui vous répondez non à votre propre oui de la veille ? Est-ce ma faute votre honte et vos oublis, je vous regarde, creuse et pâle, fatiguée de trop penser ce qui n’a pas existé, je ne vois pas une victime, seulement une menteuse, moins maligne que je ne l’aurai cru.)

Terrible isolement, je cherche à le rompre mais personne ne m’écoute. Ma détresse sur les marges en attendant que je devienne nous sur les murs :

(Où en est tu, justice, de ton repos ?)

A propos de Alice Diaz

Enfant, veut être litote. Adolescente, passe beaucoup de temps derrière les écrans à créer des mondes et des personnages. Participe à des ateliers d'écriture. Expérimente la photographie. Fière membre du Castor Magazine. Educatrice spécialisée en devenir. Tient un blog où elle cherche à faire signe.

Un commentaire à propos de “dialogue #02 | papillonner”

  1. Je lis et relis ce texte sans savoir —ni vouloir savoir— qui parle et de quoi. Des participes passés ambigus m’y aident (à ne pas savoir) et je trouve ça enivrant. Bravo.