#double voyage #04 | confine italiano, con e senza Esther

J’avais neuf ans et je ne connaissais pas encore Esther. J’étais assis à l’arrière de la Simca 1300 beige aux fauteuils rouge bordeaux et mes parents et moi-même nous allions en Italie. Cette autre planète. Comme tout voyage intersidéral, nous devions prendre des précautions pour changer d’univers. L’entrée du sas, c’était la frontière, cette limite invisible qui était pourtant imperméable à tout ce qui m’habitait, à tout ce que je ressentais. Le poste frontière, côté français, c’était la dernière halte, la dernière fois, la dernière chance d’être encore moi-même. Le poste frontière, coté italien, c’était la première halte, la première fois, la première impression d’un nouveau monde. Sur le skaï rouge de la banquette arrière, alors que nous étions encore dans le no man’s land entre ces deux mondes, je me retournais pour tenter d’apercevoir une dernière fois cette partie de moi que j’abandonnais. J’essayais d’imprimer l’image dans mon cerveau, je ne reverrais peut-être plus jamais les paysages de ma petite enfance. Devant nous, le poste frontière italien brillait de toutes ses différences. Les douaniers, les carabiniers. Leurs visages, leurs peaux, leurs cheveux voulaient me faire croire qu’ils étaient comme moi mais ils ne l’étaient pas. Plus bronzés ou plus blancs ou plus anguleux ou plus brun ou plus blond ou… Et puis nous franchissions la porte. J’étais à l’affut des différences. Je ne savais pas ce qu’il y avait en plus ou ce qu’il y avait en moins, mais c’était différent. Les routes étaient différentes, le goudron ne chantait pas avec le même accent sous les pneus de notre voiture. Et puis, les panneaux bien sûr. Ils parlaient dans la langue que je ne comprenais pas même si parfois je devinais caché derrière les i et les e ce qu’ils tentaient de nous dire. Les premiers kilomètres en territoire italien étaient toujours parcourus dans le silence. On entrait dans l’inconnu. Un dragon aurait surgi que cela n’aurait pas été étonnant. Un géant, un ogre, un cyclope. Le paysage sonnait faux, il ressemblait tellement à ce que je connaissais alors que rien ne pouvait être vrai. La seule réalité, c’était chez nous, là où on vivait. Mon école, mes copains, ma piscine municipale, mon monde à moi. La première halte, la première aire d’autoroute, la première station service, c’était la sortie du sas. J’avais peur de sortir de la voiture. L’air qu’on y respirait, après tout, était encore celui de la France. Ouvrir la porte signifiait que j’allais respirer un autre air que je savais différent. Je prenais une grande bouffée et j’ouvrais la porte. Il faisait forcément plus chaud ou plus froid ou plus humide ou plus venteux ou autre chose. Les gens étaient différents alors je cherchais à repérer les gens comme nous, les normaux, les perdus comme moi. Mais je ne les trouvais pas, ils avaient déjà été aspirés par ce nouvel univers. 

J’avais dix-neuf ans et j’avais croisé la route d’Esther quelques mois auparavant. J’étais assis au volant de la vieille 4L orange que mon frère nous avait prêtée, Esther se trouvait à côté de moi et nous allions en Italie. En dix ans, pas grand chose n’avait changé si ce n’est que l’arrêt n’était plus systématiques aux postes frontières. Nous sommes passés devant le poste français sans voir ni policiers ni douaniers. J’avoue que ça m’a un peu surpris, le sas n’était plus étanche. Et le no man’s land entre les deux postes frontières n’en étaient plus un, c’était juste une bande de goudron qui ressemblait à toutes les bandes de goudron. Arrivé devant le poste italien, un douanier nous a demandé de nous arrêter. J’ai freiné, il a regardé la voiture qui respirait tant bien que mal (elle tenait le ralenti comme ronfle un asthmatique), il nous a regardé, a jeté un oeil sur la banquette arrière et dans le coffre puis nous a fait signe de repartir. Pas même un mot en i ou en é, juste un signe. En dix ans, j’avais fait d’énormes progrès pour comprendre l’italien. Les Italiens de la frontière ressemblent aux Français de la frontière, ils sont nés à quelques kilomètres de distance, peut-être moins. L’uniforme n’est pas le même, c’est sûr, et je les trouve plus légers aussi. Je sais que ça ne veut pas dire grand chose de les trouver plus légers mais je n’ai pas d’autres mots. Les gens qu’on apercevait en train de marcher sur le trottoir étaient plus légers. En vérité, je trouvais que tout était léger. J’étais à côté d’Esther et je trouvais les panneaux de signalisation légers, une curieuse déclinaison de couleurs et de signes quand ils n’étaient pas identiques. J’étais à côté d’Esther et je trouvais que les maisons sortaient d’histoires pour enfants avec leurs boiseries peintes pour raconter des histoires légères. J’étais à côté d’Esther et je trouvais que les publicités vantaient des produits légers, une agence de voyage, un concert de musique classique, des pots pour les tout-petits. J’étais à côté d’Esther et je trouvais l’air léger. Il l’était véritablement parce que nous nous sommes mis à chanter. On adorait chanter en voiture avec Esther. Elle commençait en fredonnant un air des Beatles, Yellow submarine était l’une de ses chansons préférées. J’enchainais le plus souvent avec une chanson du sud-ouest, Les fêtes de Mauléon revenaient invariablement. Lorsque nous avions bien chauffé nos voix, nous attaquions de concert le plat principal en piochant dans le répertoire de Luis Mariano. Il parait que les Norvégiennes, filles du nord ont le sang chaud. Lorsque nous nous arrêtions pour notre première halte italienne, la station essence avait des airs de Mexico et les camionneurs que nous croisions marchaient comme on danse un fandango. Nous étions chez nous. Nous étions partout chez nous.

Photo de Will Francis sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

4 commentaires à propos de “#double voyage #04 | confine italiano, con e senza Esther”

  1. « Le poste frontière, côté français, c’était la dernière halte, la dernière fois, la dernière chance d’être encore moi-même. Le poste frontière, coté italien, c’était la première halte… »
    J’aime beaucoup ce balancement, et la recherche de la différence.
    Et la légèreté de la deuxième partie du texte nous fait sentir à rebours la lourdeur de la première.
    vive les amoureux !