Dragée

Des milliers qui descendent qui vont vers la place et c’est là ça se nomme une dragée c’est au milieu – non pas au milieu un peu sur le côté – ça matérialise les sens ça existe c’est là une dizaine de centimètres au dessus du bitume ils appellent ça une dragée et ça s’incurve ils appellent ça des bateaux – il est là debout face à la rue du faubourg et il les voit descendre ils sont des milliers d’êtres humains c’est un sept c’est un mercredi et c’est en janvier il est là debout devant lui le faubourg d’où tout le monde descend s’il se tourne sur sa gauche il y a un peu derrière lui la tête en pierre de quelque chose reproduisant celle de Frédérick Lemaître et Pierre Brasseur qui tenait le rôle on nous promettait le paradis et plus loin s’il regarde au bout de la perspective du canal qui sort ici l’hôtel du Nord et Louis Jouvet qui tenait celui du souteneur sur l’écluse il y avait Arletty et son atmosphère décor Trauner on ne disait pas alors les prénoms des gens direction mise en scène Carné on ne disait pas Marcel ni Alexandre ce n’était pas au générique le quai les bars les gens qui descendent vers la place parce qu’on s’était rassemblé parce qu’il le fallait il est là debout sur la dragée loin devant lui c’est le carnaval ça s’appelait la Courtille on descendait on allait jusqu’aux Tuileries on était gris on buvait on chantait et on dansait s’il se tourne un peu c’est la rue de la Fontaine au Roi qui monte et qui tourne et là juste là c’est là dans un bain de sang il n’y a pas d’autre mot un bain la dernière barricade de la Commune de soixante et onze et cette ordure de Thiers qui de Versailles fait donner le feu les militaires on sait comment c’est ça obéit aux ordres ça tire ça défouraille des milliers de morts pour une idée de commune d’où qu’il se tourne ils viennent c’était à la nuit c’était l’hiver il est hébété comme tout le monde nous étions tous hébétés à droite au fond de ce boulevard c’est l’Allée Verte où tous ont été tués massacrés vers neuf ou dix heures du matin et sept heures du soir huit heures des milliers d’hommes et de femmes hébétés tandis que les assassins courent encore demain ce sera le jeudi un autre de ces fous sanguinaires ira tirer sur une flic dans le sud de la ville et le surlendemain il ira dans une épicerie à la porte de Vincennes prendre des otages combien en tuera-t-il les deux assassins et lui mourront justice ? mais quelle justice ? c’était en janvier sur cette dragée il est debout s’il attendait un peu vers le trente du mois d’octobre de cette année-là en haut du faubourg vers minuit il ne verrait pas la fumée puisque c’est la nuit la fumée d’un incendie qui du noir tournerait vite au blanc puis s’éteindrait en haut du faubourg les soldats du feu l’auraient noyée ce jour-là était celui de cette fête idiote qui vient des états Lou Reed chantait Halloween Parade il serait là sur sa dragée à regarder peut-être debout un point de la ville il est là cette autre nuit de cette même année nuit l’été est passé cette même année il est là debout sur sa dragée il regarde et il fait doux c’est novembre à présent c’est encore un vendredi c’est un treize et c’est le carnage c’est novembre et c’est l’horreur à nouveau des bains de sang et des dizaines de morts toujours pour rien sur ce coin de rue au fond le boulevard à sa droite qui croise le canal qui est là souterrain la salle de concert à quelques centaines de mètres non loin là cet arrondissement le faubourg en fait la frontière ici le onze là le dix cette dragée-là ici sur laquelle il se tient souvent encore il y passe il va rejoindre ici ou là quelqu’un des amis ses filles des parents le rendez-vous une fois avec un enquêté comment l’avait-il connu il ne sait plus là au coin du quai là sur cette dragée il est là regarde le faubourg qui vient de la colline c’était sur ce point-là ici même que démarrait le tramway pour monter jusqu’à l’église Saint-Jean-Baptiste c’est à Jourdain quand le métro n’existait pas il passe sous ses pieds à présent sous la dragée il est là lui debout fait face au faubourg regarde le monde aller au travail il y a des amoureux qui s’embrassent et des enfants qui jouent dans le petit square de l’autre coté de la rue la statue de la grisette est là debout souriante il entendrait bien une jolie chanson ce serait simplement pour oublier et pour que passe le temps pour que les souvenirs cessent de hanter toujours et encore ce coin de rue ce n’est pas un coin ce croisement sous ses pieds le canal va par là à la Seine il est là cette ville depuis près de cinquante ans cette ville-là il est là debout le bitume les caniveaux les bouches d’égouts comment veux-tu qu’on oublie ?

à sa gauche

à sa droite

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

Un commentaire à propos de “Dragée”

  1. dragée sur du sang et des batailles (et au passage je perds mes illusions je croyais que la dernière barricade était rue de la Roquette un peu au dessous de chez moi)
    et j’aime, j’admire
    je ne crois pas que ce soit une aide pour ma/mes fenêtres, mais pas grave comme disent les jeunes, contente d’être venue y voir