vers un écrire/film #05 | (en)Ciselures

je veux saisir cet instant précis où elles se retournent pour monter l’escalier; deux étages qui conduisent à la chambre. Partout le sang… par terre des fragments d’os et de dents, un œil, des épingles à cheveux, un sac à main, un trousseau de clés, un paquet défait, de nombreux morceaux de faïence, un bouton de manteau.. Sur le palier du premier étage  l’œil a roulé. On ne voit pas bien à cause de l’obscurité. Léa devance Christine, le bois gémit; la porte de la petite chambre s’ouvre en grinçant. Au chien-assis on voit le ciel de février gris mat; on ne voit pas l’astre de leur sidération. Christine ferme le verrou; c’est sous le drap d’un même lit qu’elle rejoint Léa et se blottit.

et l’instant précis où elle ferme les yeux pour ne pas voir la lame qui incise la paupière; les yeux écartelés, l’œil à l’œilleton que l’on perce, au judas qui la scrute, au trou du tombeau qui la hante. Elle voulait le saisir à l’instant de sa mort. Coïncider, elle avait dit. Et lui fermer les yeux. Je veux saisir l’instant précis de la mort, tu as dit. Et tu as tué pour ça.

Je veux saisir cet instant précis où elle ne se tait plus et dit son mensonge vrai. (enciselure c’est le mot qu’elle prononce)

Je veux saisir cet instant précis de ton étrangeté et cet instant précis où je te reconnais.

Je veux saisir cet instant précis dans la salle blanche sans fenêtre; cette porte qui bat; ce visage qui se penche. L’instant précis.

cet instant précis comme quelqu’un qui arrive.

cet instant précis comme dans la chambre jaune; sous le bruit des images; la soupe renversée; la pelote noueuse de laine; les fleurs de papier.

Je veux saisir cet instant précis où elle se souvient et dit ton nom.

Je veux saisir cet instant précis de l’éclosion d’un caillou dans le ciel clair; à cet instant précis de la pâte qui lève. Du pain que tu cuiras. Que tu rompras malgré la boue.

Je veux saisir cet instant précis de l’embrasement du sarment dans l’âtre. Quand elle a poussé la porte qui ne ferme plus. Posé son sac. Que son téléphone a sonné dans sa poche. Qu’elle a regardé les photographies disposées sur le dessus de la cheminée; qu’elle a dans les yeux le bruit du vent et dans les cheveux des myriades de gouttes comme des coccinelles devenues transparentes — sans couleurs, ni points, ni ailes— et qu’en se retournant elle te dit: moi je veux vivre encore mais debout.

Je veux saisir cet instant précis du non dressé poing tendu.

cet instant précis de ton nom Marina Ovsiannikova et cet instant précis de ton non.

Je veux saisir cet instant précis où l’œil en aphakie sous l’œil microscope attend sidéré l’implant cristallin: Ne bougez plus. Fixez la lumière: deux points qu’on voyait sur l’écran. Puis le jaune d’un citron chante. Un bleu cligne. Elle revit vert et revit rouge; hume rose, se poudre de pourpre et d’orange. Mâche mauve. Alors à cet instant elle dit: je peux mourir à présent, pour de bon et elle se laisse glisser dans l’opaque. « Je vois bleu, je ne vois plus le rouge, aurait dit Monet. Je ne vois plus le jaune ; ça m’embête terriblement parce que je sais que ces couleurs existent; parce que je sais que sur ma palette il y a du rouge, du jaune, il y a un vert spécial, il y a un certain violet ; je ne les vois plus comme je les voyais dans le temps, et pourtant je me rappelle très bien les couleurs que ça donnait. ”Mawas demanda à Monet “ Mais comment savez-vous que vous peignez en bleu ?  Par les tubes de peinture que je choisis.

Je veux saisir cet instant précis de l’œil au burin sur l’établi de hêtre. Burin/ébarboir/brunissoir; et sous l’ongle ce n’est pas de l’encre — pas encore—; du charbon de saule que la main a lissé — un trait de suie s’est glissé au poignet. La main tient l’outil penché, main gauche experte arrimée à la plaque de cuivre. Calme elle suit le contour du poncif. Le cisèle. Le creuse. Le cuivre. Le plaque. Les rognures s’éparpillent. Viendra l’encre. Puis le dessin au chiffon du papier gorgé d’eau. Je veux saisir cet instant précis du retournement de l’image tirée de ses langes qui se révèle .

Je veux saisir cet instant précis comme la jeune fille se retourne sur le bateau et qu’on ne sait pas qu’elle va sauter; avec ce signe à la craie dans son dos; et le châle aux fleurs jaunes qui a vu la mort. Sur ce paquebot qui repart ( à peine le bruit d’une pierre ça ferait frappant l’eau); tout elle à cet instant précis.

Saisir cet instant précis où le vent s’est levé dans ce champ où marche un homme; cette femme de dos quie le regarde. C’est avant le grand incendie. Cet instant qui précède.

Je veux saisir l’instant d’un regard, le sien. Et celui de la perle et celui du turban.

cet instant précis où elle donne ce qu’elle reprend

cet instant précis de Vermeer

Et l’instant précis de leurs regards pour ne pas oublier…et la durée de cet instant

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

6 commentaires à propos de “vers un écrire/film #05 | (en)Ciselures”

  1. Merci Nathalie Holt pour ces (en)ciselures comme autant d’incisions dans les temps. Bravo et merci pour ces gravures au scalpel des instants, ces précisions incisives. Merci.

    • premier essais en 5 par bouts et strates. Merci Ugo. Merci. Et l’oeil d’Hartung devant la mort est saisissant.

  2. je vous lis après avoir écrit, juste au moment où je poste mon brouillon… ouf… heureusement que je ne lis jamais rien avant… je suis tout simplement saisie par votre texte, c’est le cas de le dire. cet œil qui roule et qu’on ne voit pas… j’aime toutes ces images, tout ce qui me dérange, tout ce qui sonne si vrai pour soi aussi dès que l’on transpose… j’aime tout (je sais que ça ne fait pas avancer grand-chose mais c’est ainsi)