vers écrire un film #02 | le gravissement, le fleuve, et le vent

extérieur jour | au pied d’un escalier | quatre pieds de dos montent | quatre | deux dos | jour | elles | lentes | gravir les pierres | elles deux | silhouettes | on voit des pieds aux têtes | une tête couverte d’un bonnet ou bien c’est un béret  (elle ne voulait pas de béret; on ne discute pas ces choses là;  c’est ton choix; elle fait son métier; elle l’avait dit) | l’autre en cheveux | boucles blondes croit-on | à cette distance | finir l’image | elle  en cheveux — une expression que pourrait prononcer la femme qui a la tête couverte (couper les cheveux en quatre | se faire des cheveux blancs | ne tenir qu’à un cheveu) | la femme qui a la tête couverte il semble qu’elle ne tient plus qu’à un cheveux | elle a des cheveux blanc qu’on ne voit pas | on le devine à la voussure des épaules | dos courbe dans le manteau gris | qui a feutré | même à cette distance | les fibres de la laine | quelque chose de duveteux | et rêche | la main gauche longe le mur | frôle la pierre | le bras droit pris dans celui de la fille en cheveux | qui la soutient | à la soulever | presque | quatre pieds | deux dos | l’une soutien l’autre | dans cet escalier qu’elles commencent à gravir | large jetée de marches | on s’y tiendrait à dix facile sur cette jetée | de marches | de pierre | marches étroites et basses | de jetée lente | une pierre grise | gris grain | sa rugosité qui accroche la lumière | sa matière qui est un monde en soi | contient le temps | toute une histoire | de l’escalier | du fleuve qu’on ne voit pas | ce fleuve hors champ | qu’on sait là | l’écoulement du fleuve on le devine | le courant on le sent | le fleuve palpable dans l’air | palpable | dans les mousses qui courent au long des marches | lichen blanchâtre | tâches noires | d’humidité | l’air froid du fleuve | vous diriez | la fin d’octobre [ l’air | on ne filme pas | l’air | sinon son souffle | dans les choses | cette faucheux à la pointe d’une feuille que l’air berce | ce mobile de papier dans la chambre du nouveau né | à peine un mouvement | et le voilage à la fenêtre dans la chaleur d’un soir | filmer l’air | ou le vent | l’impact du vent | la femme de dos assise sur la  clôture  d’un champ dans ce film russe | son châle | ses cheveux relevés forment une boucle | l’homme qui lui arrive de loin | le vent soudain | il meut le champ | le vent se montre dans l’herbe qu’il meut | il la couche |  il la caresse | il la redresse | couper le son | on voit le vent | son image | ce qu’il produit à la surface des choses | ce qu’il berce ou dévaste | ou son souffle dans une image blanche | entendre sans voir | quand le vent tempête et que rien ne bouge | c’est une rue | on entend sa rage | peut-être dans un film italien | le son brut du vent et le calme de l’image | rien | pas un cheveu de cette rue ne bouge |la disjonction de l’image et du son creuse l’image | comme en cauchemar | ou bien l’image seule | le vent mutique dans les branches d’un arbre du rivage | un lac suisse | c’est dans un film du vieux Suisse qui a Dieu dans son nom | c’est derrière une fenêtre | le paysage | on n’entend pas le vent | on le voit dans la masse du feuillage qui se gonfle | on le suit dans le déplacement d’un nuage ] ici on ne voit pas le ciel | ici c’est la pierre | la pierre de l’escalier | des feuilles rousses éparses longent les marches | mortes | elles crissent sous le gravissement des pas | elles deux | de dos | et le souffle invisible de l’air froid du fleuve | l’air s’il soulève une feuille ? | leur pas | pas à pas | marche à marche | comme une décomposition du mouvement | ne pas compter les marches | décompter les pas | le haut de l’escalier est coupé | on ne sait pas où il conduit | on suppose un trottoir | on suppose le ciel | c’est un plan fixe | c’est un plan de la durée d’un mouvement |  elles | leurs dos | les jambes de la fille en cheveu | ses mollets nus | muscle saillant | l’effort du corps qui gravit et soutient l’autre corps | sa jeunesse | un  élan ralenti | elle qui s’ajuste au pas de l’autre | Antigone et le vieillard | leur dos courbes | vers quelle frontière | et à mesure | à mesure qu’elles montent | comme reculer | et à mesure | à mesure qu’elles gravissent | il semble qu’elles s’enfoncent | c’est comme à rebours | un mouvement

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

21 commentaires à propos de “vers écrire un film #02 | le gravissement, le fleuve, et le vent”

  1. entre les [ ] (j’ai pris l’habitude avec la maison[s]témoin) on pourrait aussi glisser – ou faire advenir – insérer – poser monter coller – le dernier film de Joris Ivens, une histoire de vent, quatre-vingt dix ans le bougre d’homme, asthmatique certes – pour le vent – pour le souffle – quand passent les cigognes aussi, par là…) (mais les deux, là, qui montent l’escalier de l’histoire…je les ai cru à Venise) (merci)

    • Merci Piero, je pensais à Ivens mais pas vu le film ( vais me rattraper) … et le vent encore ailleurs . Oui . Un thème en soi … ai pris les premiers qui montaient avec l’image

  2. | le haut de l’escalier est coupé | on ne sait pas où il conduit | on suppose un trottoir | on suppose le ciel |
    et entre les deux tous les possibles, merci Nathalie

  3. troublée par l’ensemble de ces images, tendresse particulière pour la femme à la chevelure en boucle, le vent, dans l’herbe elle et lui couchés

  4. moi aussi j’ai cru au vent d’Ivens et je ne l’ai vu qu’une fois il y a si longtemps que je me disais ne me souviens pas de ça mais pourquoi pas et puis les mots nous l’imposent et le montrent tant ce vent que c’est lui le personnage

    • Le « vent » d’Avignon dans les cyprès et les peupliers de l’Ile de la Barthelasse … Merci Brigitte

  5. Je viens de vous relire et vos mots, le fleuve qu’ils font, donnent une folle et ambitieuse envie de | filmer l’air | ou le vent | l’impact du vent |. Même après Tarkovsky, après Godard. Merci Nathalie Holt. Apprendre l’air, oui.

  6. Impressionnée par ce très beau texte. Sensorialité, une pincée d’humour et puis ce flottement entre les réalisateurs, un objet à part. et là, les | trouvent vraiment leur place

  7. j’ai eu l’image en tête d’Antigone au début de ma lecture, les deux femmes gravissant l’escalier d’un même corps. et le découvrir explicité à la fin, expérience de lecture magique! merci