autobiographies #07 | en enfilade

« Laissez le groom fermer la porte », avec le dessin en pied d’un petit groom casquette à la main, sur la plaque apposée au montant central de la double porte vitrée, en bas de l’immeuble où habitait ma grand mère. Dans mon souvenir, le cadre des deux vantaux et la partie du bas est d’un brun clair, luisant, comme de l’acajou, posé sur deux marches de marbre. On adorait ouvrir cette porte, rien que pour voir le battant se refermer tout seul lentement, très lentement, jusqu’à se poser en douceur contre l’autre avec un petit clic

Et puis..

Porte palière double-battant, d’un brun-rouge verni, plaques de propreté dorées étincelantes dans lesquelles je me voyais en tout petit portant le pot d’azalée rituel pour son anniversaire, toute la famille massée sur le palier, un peu essoufflés d’avoir gravi les cinq étages sur le tapis bleu et rouge retenu par des barres de cuivre et bordé d’une grecque, mon père appuyant sur le bouton de la sonnette et la porte s’ouvrant, exhalant des effluves de vol-au-vent et de gâteau de Savoie comme les bras immatériels d’un puissant djinn sortant de son flacon

Mais…

C’était la dernière porte, au fond de l’impasse en terre battue, une grande vieille porte à la peinture marron écaillée. La clef était énorme, aux dimensions de la serrure. Il fallait attirer la porte vers soi tout en tournant la clef, comme pour l’amadouer, réchauffer son vieux cœur grinçant et qu’elle veuille bien s’ouvrir sur le sombre vestibule qui promettait, après le petit couloir en coude, la porte en demi-lune et la lumière aveuglante du patio

Ailleurs…

Porte-fenêtre dont le battant droit est ouvert sur le jardin dans la nuit qui tombe. Un rideau de chaque côté, d’un beige rosé, les montants et la tringle sont blancs, la vitre du battant gauche reflète les ustensiles pendus au dessus de l’évier, des passoires, un fouet, le tire-bouchon, et au premier plan mon image, les mains sur le clavier. La porte fenêtre, c’est le cadre du tableau, un cadre qui rentre dans le tableau par le montant du milieu, et les deux poignées, l’intérieure et l’extérieure, sont des becs de canne en inox, fixées sur leurs plaques de propreté de chaque côté, à angle droit du battant puis de nouveau à angle droit vers le bas, rappelant la position des bras dans certaines danses indiennes, quand on s’émerveille de la souplesse. En haut du tableau, les lignes entrecroisées des branches de la vigne et juste en dessous, comme faisant partie du même dessin, les lignes entrecroisées de l’armature du barnum ; et le blanc de la table de jardin brille. L’épaisseur du mur, blanc, touche l’ombre, le chat est assis sur la marche, à côté d’une paire de sabots en caoutchouc de plusieurs bleus. En face mais très loin, une lueur jaune sur laquelle se détachent des enchevêtrements de branches, une fenêtre, comme un reflet

C’est que …

Entre le rez-de-chaussée et le premier, il y a 19 portes si j’ai bien compté, dans la maison qu’on me prête. Celles de l’intérieur sont toutes pareilles, peintes en blanc avec des parements qui dessinent trois rectangles de tailles différentes, le plus grand en haut, au-dessus de la poignée, le plus petit sous la poignée, le moyen dans la partie du bas. Les poignées sont des bec-de-canne d’argent ouvragé gainées d’un manchon blanc dont la base est cannelée et le bout arrondi piqué d’un clou doré (les manchons de celles du premier sont décorés d’un dessin de fleur). Les portes-fenêtres du salon, quand il fait noir dehors on leur tire les rideaux, d’un tissu épais, beige clair, surpiqué de grosses fleurs rouges et vertes qui ressemblent parfois à des visages d’enfants, parfois à des têtes de mort. Du vestibule, à travers les petits carreaux biseautés de la porte à double-battants, on voit la lueur du feu en menus fragments glissant les uns contre les autres et, au premier plan, des figures en bois accrochées en haut de la porte sur un long fil vertical, une étoile à cinq branches dont le centre est découpé, un petit sapin vert, un cœur rouge criblé de jaune et entre chaque, un groupe de trois perles, deux rouges encadrant une blanche et tout en haut à gauche, une petite goutte rouge dépasse du dos d’un gros thermomètre blanc. La porte d’entrée est en beau chêne avec des rainures verticales, percée d’une ouverture rectangulaire par laquelle on voit l’extérieur à travers une grille en fer forgé représentant deux cœurs l’un sur l’autre renversés entre lesquels est accroché un petit oiseau en papier blanc. Pendeloques à des clous de chaque côté de l’ouverture, à droite un coquillage ordinaire, de ceux qu’on trouve sur les plages de Bretagne, au bout d’un long cordon, et une minuscule clef ouvragée directement accrochée au clou ; à gauche une sorte de chapelet dont les grains sont séparés en groupes de huit par un cauris entouré de deux coquillages nacrés, plats. La poignée de la porte est torsadée, en fer forgé aussi, comme la plaque dont le motif est une fleur de lys. On passe une grande partie de son temps à ouvrir et fermer les portes de cette maison

Aussi bien…

La manœuvre était délicate pour fermer ces deux portes placées l’une contre l’autre, celle de l’extérieur peinte en jaune et celle de l’intérieur capitonnée d’un tissu marron sous lequel étaient posés des emballages d’oeufs des « boîtes à oeuf » patiemment collectées pour l’insonorisation ; il fallait d’abord fermer la porte jaune, puis la porte capitonnée et là, les bruits de la maison disparaissaient comme par enchantement et le monde dérivait loin, très loin, à des années lumières de ma petite chambre.

Comme…

Marron elle aussi, la tenture masquant la porte d’entrée, un velours côtelé je crois, les petites mains de l’enfant hurlante accrochées au tissu, la porte refermée sur sa mère qui partait travailler.

Beaucoup plus tard…

grille et porte battante défilant verticalement – comme sur la pellicule au ralenti du miroir d’or sombre au fond de la cabine lambrissée – après que la grille est retombée lourdement derrière soi pendant qu’on franchissait la double porte battante en vitres et acajou – et qu’une main gantée de cuir a appuyé sur l’un des gros boutons noirs : le 4

Alors…

Le long du couloir abricot, l’alignement des portes sculptées de bas-reliefs représentant des scènes inspirées de l’art hindou, entre chaque un flambeau surmontant un long miroir qui reflétait la paroi d’en face s’ouvrant sur des espaces où les portes à l’infini dans toutes les directions, dans toutes les directions jusqu’à celle de la chambre 17.

Par ailleurs…

Le portillon automatique qui se fermait à l’arrivée du métro, peint en vert avec une grande plaque rouge sur laquelle se détachait en lettres blanches NE PAS TENTER DE PASSER PENDANT LA FERMETURE, le danseur Jean Babilée raconte comment, poursuivi par les agents de la Gestapo, il avait sauté par dessus le portillon, échappant de justesse à l’arrestation.

Ou encore…

La porte de la concierge que nous appelions Toinette et qui était de Dijon, porte vitrée dans sa moitié supérieure, la vitre masquée par un rideau de plumetis rose passé qu’une vieille main écartait de quelques centimètres à la voix de mon père énonçant le nom de famille comme se devait de le faire tout locataire rentrant après dix heures du soir

À une autre époque…

Dans le quartier de Nottinghill Gate, les grandes maisons victoriennes squattées parfois sur une rue entière, les porches à colonnes tous semblables donnant accès à des portes qu’il suffisait de pousser à n’importe quelle heure pour se retrouver autour d’une table dans le chuintement d’une vieille bouilloire cabossée un mug de thé à la main (ne bloquez pas le joint), lancé dans le délire des conversations ou bien – gardant le silence sur la chair de son rêve – porte ouverte sur le rêve ou rêve commun ouvrant la porte

Toujours…

La porte de verre d’où l’on voit à travers et à travers les univers.

DEUXIÈME VERSION

Ailleurs

Laissez le GROOM fermer la porte  avec le dessin en pied d’un petit groom casquette à la main sur la plaque apposée au montant central de la double porte vitrée en bas de l’immeuble de ma grand mère le cadre des deux vantaux et la partie du bas d’un brun clair luisant comme de l’acajou et le battant se refermait bel et bien tout seul lentement très lentement jusqu’à se poser en douceur contre l’autre avec un petit clic… Cinq étages plus tard sur le tapis bleu et rouge retenu par des barres de cuivre et bordé d’une grecque moi en tout petit portant le pot d’azalée rituel de son anniversaire en reflet dans la double plaque dorée étincelante se détachant sur le brun-rouge verni de la porte toute la famille massée sur le palier un peu essoufflée et au doigt de mon père appuyé sur la sonnette la porte s’ouvrant exhalant des effluves de vol-au-vent et de gâteau de Savoie comme les bras immatériels d’un puissant djinn sortant de son flacon… C’était la dernière porte tout au fond de l’impasse en terre battue une grande vieille porte à la peinture marron écaillée la clef énorme et rouillée la porte il fallait l’attirer vers soi tout en tournant la clef comme pour l’amadouer réchauffer son vieux cœur grinçant et qu’elle veuille bien s’ouvrir sur le sombre vestibule qui promettait après le petit couloir en coude la lumière aveuglante du patio… Porte-fenêtre dont le battant droit est ouvert sur le jardin dans la nuit qui tombe de chaque côté un rideau d’un beige rosé dont la tringle est blanche et la vitre du battant gauche reflète les ustensiles pendus au dessus de l’évier des passoires un fouet le tire-bouchon avec au premier plan mon image les mains sur le clavier un tableau dont la porte fenêtre est le cadre un cadre qui rentre dans le tableau par le montant du milieu et les deux poignées du battant ouvert sont des becs de canne en inox fixées sur leurs plaques de métal de chaque côté à angle droit du battant puis de nouveau à angle droit vers le bas rappelant la position des bras dans certaines danses indiennes quand on s’émerveille de la souplesse tandis que tout en haut les lignes entrecroisées des branches de la vigne dégarnies par les étourneaux semblent s’élancer vers les lignes entrecroisées de l’armature métallique du barnum comme pour proposer ensemble un même dessin mais le métallique et le végétal sont de natures bien différentes de même que le blanc de la table de jardin brille autrement que celui de l’épaisseur du mur qui touche l’ombre du chat assis sur la marche à côté d’une paire de sabots en caoutchouc de plusieurs bleus et dans le fond du tableau les lignes de fuite convergent en un rectangle de lueur jaune sur laquelle se détachent des enchevêtrements de branches une fenêtre ou un œil ou un reflet un reflet… Entre le rez-de-chaussée et le premier il y a 19 portes si j’ai bien compté dans la maison qu’on me prête celles de l’intérieur sont toutes pareilles, peintes en blanc avec des parements qui dessinent trois rectangles de tailles différentes le plus grand en haut au-dessus de la poignée le plus petit sous la poignée le moyen dans la partie du bas quant aux poignées ce sont des bec-de-canne d’argent ouvragé gainées d’un manchon blanc dont la base est cannelée et le bout arrondi piqué d’un clou doré (les manchons de celles du premier sont décorés d’un dessin de fleur) alors que celles des portes-fenêtres du salon sont en fer forgé torsadé et quand il fait noir dehors on leur tire des rideaux dessus d’un tissu épais beige clair surpiqué de grosses fleurs rouges et vertes qui ressemblent parfois à des visages d’enfants parfois à des têtes de mort et on fait un feu dans la cheminée dont la lueur vue du vestibule se diffracte à travers les petits carreaux biseautés de la porte à double-battants en menus fragments glissant les uns contre les autres derrière des figures en bois accrochées en haut de la porte sur un long fil vertical une étoile à cinq branches dont le centre est découpé un petit sapin vert un cœur rouge criblé de jaune et entre chaque figure sont enfilées deux perles rouges encadrant une blanche  tandis qu’en haut tout à fait sur la gauche une petite goutte rouge dépasse du dos d’un gros thermomètre en plastique alors qu’elle est en beau chêne la porte veinée de rainures verticales et percée d’une ouverture rectangulaire par laquelle on voit le jardin de devant à travers une grille en fer forgé représentant deux cœurs l’un sur l’autre renversés avec un petit oiseau en papier blanc accroché et des pendeloques à des clous de chaque côté à droite un coquillage comme ceux qu’on trouve sur les plages de Bretagne au bout d’un long cordon ainsi qu’une minuscule clef ouvragée directement accrochée au clou et à gauche une sorte de chapelet dont les grains sont séparés en groupes de huit par un cauris entouré de deux coquillages nacrés la poignée de la porte d’entrée est torsadée en fer forgé comme la plaque dont le motif est une fleur de lys ce qui fait qu’on passe une grande partie de son temps à ouvrir et fermer des portes dans cette maison… Fallait faire bien attention en fermant les deux portes placées l’une contre l’autre celle de l’extérieur peinte en jaune et celle de l’intérieur capitonnée d’un tissu marron sous lequel étaient posés des emballages d’oeufs des boîtes à oeuf  patiemment collectées pour l’insonorisation  fallait d’abord fermer la porte jaune, puis la porte capitonnée et alors là ça y était les bruits de la maison avaient disparu comme par enchantement loin très loin à des années lumières de ma petite chambre les bruits du monde avalés par les boîtes à œuf et le tissu marron… Marron elle aussi la tenture masquant la porte d’entrée en velours côtelé que les petites mains agrippaient et l’enfant hurlait accrochée à l’étoffe derrière laquelle sa mère avait disparu… Grille et porte battante défilant verticalement comme sur la pellicule au ralenti du sombre miroir d’or au fond de la cabine lambrissée après que la grille est retombée lourdement derrière soi et qu’on a franchi la porte battante et qu’une main gantée de cuir a appuyé sur l’un des gros boutons noirs : le 4… Le long du couloir abricot s’alignent les portes sculptées de bas-reliefs représentant des scènes inspirées de l’art hindou avec entre chaque un flambeau surmontant un long miroir qui reflète la paroi d’en face ouvrant sur des espaces les portes à l’infini dans toutes les directions, dans toutes les directions jusqu’à la chambre 17… Le portillon automatique qui se fermait à l’arrivée du métro était peint en vert avec une grande plaque rouge sur laquelle se détachait en lettres blanches NE PAS TENTER DE PASSER PENDANT LA FERMETURE et le danseur Jean Babilée raconte comment il avait sauté par dessus le portillon pour échapper à la Gestapo… La porte de la concierge que nous appelions Toinette et qui était de Dijon derrière sa porte vitrée dans la moitié supérieure la vitre masquée par un rideau de plumetis rose passé qu’une vieille main écartait de quelques centimètres à la voix de mon père énonçant le nom de famille comme se devait de le faire tout locataire rentrant après dix heures du soir… Dans le quartier de Nottinghill Gate les grandes maisons victoriennes squattées parfois sur une rue entière de porches à colonnes tous semblables donnant accès à des portes qu’il suffisait de pousser à n’importe quelle heure pour se retrouver autour d’une table dans le chuintement d’une vieille bouilloire cabossée un mug de thé à la main (ne bloquez pas le joint) lancé dans le délire des conversations ou bien gardant le silence sur la chair de son rêve porte ouverte sur le rêve ou rêve commun ouvrant la porte… La porte de verre d’où l’on voit à travers et à travers les univers.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

4 commentaires à propos de “autobiographies #07 | en enfilade”

    • j’ai fait ton idée ça m’a amenée à placer les textes dans un bloc avec pour seule transition les points de suspension de l’Ailleurs du titre. ayant fait ça j’ai eu envie de supprimer la ponctuation à l’intérieur des Portes d’où retravaillage du texte et nouvelle version publiée dans même article autobiographie #7 en enfilade, à la suite du premier et je veux bien ton retour par rapport.

    • une suggestion de François de prendre pour titre le mot Ailleurs m’a amenée à écrire une nouvelle version que j’ai publiée ds le même article.