autobiographies #04 | coïncidences

Là, assis au milieu de la pièce, jambes croisées, mains jointes, sur la chaise qu’elle est allée chercher pour lui à la cuisine, une belle chaise, une Van Gogh, un bel homme aussi, tout à fait son type se dit-elle, un brun aux traits fins, à la peau claire, Kabyle peut-être ? Il paraît très tendu, le pied se balance révélant une chaussette à rayures bleues et noires, les deux mains sont pressées l’une contre l’autre. Vous avez – Trois – Nouveaux messages, avait dit la voix synthétique en découpant bien la phrase en trois blocs, trois messages d’un numéro inconnu envoyés presque coup sur coup par un nommé Kamel Roussel se présentant comme « le titulaire du bail », et qui voulait la voir d’urgence « au sujet d’un carnet à la couverture de cuir noir, de forme allongée, un carnet d’adresses » qu’il disait avoir oublié dans l’appartement. Il n’y a pas d’autre siège dans la pièce, pas de meubles non plus, même pas la penderie et la table qu’on trouverait dans une chambre d’hôtel, juste son sac de voyage posé sur le tapis, elle n’est là que pour quelques jours en attendant le départ pour la Colombie, le temps de faire les dernières formalités, les vaccins, le visa à retirer, la feuille de route délivrée par la Fac et que, jusqu’au dernier moment elle a craint de ne pas obtenir à cause de la pandémie et des derniers évènements survenus dans ce pays, la Colombie, c’est pas vraiment de tout repos, elle a dû y aller plusieurs fois au secrétariat, et depuis Angers ça n’était pas pratique, elle avait été bien contente que Tim lui laisse l’appartement. Elle est à demi assise, les mains de chaque côté du corps posées à plat sur le rebord de la fenêtre, une vieille fenêtre mal jointée qui laisse passer dans son dos le froid de janvier et la rumeur à peine atténuée des voitures en bas sur le bouleverd et elle le regarde décroiser ses jambes, desserrer ses mains pour les poser à plat sur ses cuisses, il paraît s’être un peu détendu, il explique que ce carnet, il a dû l’oublier lors de sa dernière visite avant le départ de Tim pour l’Angleterre et ce carnet, la perte de ce carnet lui complique beaucoup la vie, des adresses importantes et elle dit Vous utilisez encore un répertoire papier ? Il sourit Oui dans certains cas, quand c’est important, le portable on peut toujours le perdre ou se le faire voler, elle sourit à son tour, Et le carnet on peut l’oublier quelque part, il dit que là c’est différent, Tim est un vieil ami, il lui sous-loue l’appartement depuis des années et son départ précipité pour l’Angleterre n’est dû qu’à la nouvelle loi qui oblige les Britanniques à demander une carte de séjour et connaissant Tim depuis si longtemps, il n’avait pas hésité à accepter qu’elle, mademoiselle Ronsart (il a un léger accent arabe, il prononce le « on » très ouvert presque « an », Ransart) occupe l’appartement en attendant de s’envoler pour la Colombie il dit C’est la dernière ligne droite vous partez quand ? – Dans cinq jours – Ah la la les derniers jours on a l’impression qu’on arrivera jamais à tout fai… Elle rit – Là je crois que c’est bon, mais c’est vrai quel parcours du combattant pour réunir les papiers.

Elle l’avait bel et bien trouvé, ce carnet noir, dans le tiroir de la table de nuit quand elle avait voulu y ranger ses bagues, un carnet d’adresses en effet, plutôt mince, une quinzaine de noms dont celui de Tim lui-même à la lettre P, Tim Pike, mais indiquant curieusement une toute autre adresse et un portable différent de celui qu’elle connaissait. Et ça l’avait amusée, elle aimait bien se raconter que Tim était peut-être un agent secret, ce grand Anglais flegmatique, buveur de scotch et amateur de jolies filles qui menait à Paris un train de vie bien supérieur à ce que pouvait lui rapporter les cours d’anglais qu’il donnait chez Berlitz (une couverture, pensait-elle), et n’ayant pas, en vingt ans de séjour en France, réussi à se débarrasser de son accent à couper au couteau. À la lettre R, elle avait eu la surprise de trouver son propre nom, Annick Ronsart, en face d’une ancienne adresse, dans le Marais où elle avait vécu plusieurs années, il n’y avait pas de numéro de téléphone. À la lettre L, trois noms : Roger Lalande lui était inconnu mais Maryanne Lams, c’était incroyable, Maryanne Lams, une amie que sa mère appelait simplement Lams, astrologue et lisant le tarot dont elle étalait les cartes sur son lit dans sa minuscule chambre de sixième, 7 rue du Dragon, c’était bien l’adresse, et le bon téléphone, la mort de Maryanne devait remonter à sept ou huit ans déjà, elle allait la voir dans les brumes de l’adolescence pour demander aux Cartes des éclaircissements sur l’issue d’un amour ou le résultat d’un examen et quelle que soit la réponse, Maryanne disait invariablement C’est dans l’ordre, Lapin. Le troisième nom, Rosa Lievski, ne lui était pas inconnu non plus, étrange quand même, Rosa, une fille qu’elle avait connue enfant au cours Malherbe et retrouvée dix ans plus tard, assise sur une bouche de métro à saint Paul, au coin de la rue de Fourcy, et elle l’avait tout de suite reconnue à cause de ses yeux d’une couleur rare, un beige très clair, exactement assortis à ses cheveux blond cendré, et elles s’étaient revues après, une fois, dans un appartement luxueux de la rue de l’Ancienne Comédie où Rosa l’avait entraînée, il y avait deux hommes dans l’immense salon, avec une bouteille de champagne fraîchissant dans un seau ouvragé posé sur un guéridon d’acajou, mais elle s’était vexée que Rosa ne l’ait pas prévenue et de toutes façons les gars n’étaient vraiment pas son genre, elle n’avait même pas enlevé son manteau et était repartie tout de suite, refusant la coupe offerte.

Ça doit bien faire trois ans peut-être quatre, Rosa, pense-t-elle en regardant les lèvres de ce Kamel Roussel, une belle bouche, un bel homme, sur une belle chaise, elle n’écoute pas vraiment ce qu’il raconte jusqu’à ce qu’elle se rende compte, à l’éclair de perplexité du regard, qu’il est en train de répéter la même question et il a dû hausser la voix, le ton est impératif : Je suppose que vous l’avez trouvé ? – Quoi donc ? – Mais le carnet ; je suppose que vous l’avez trouvé. Ses yeux furètent rapidement aux quatre coins de la pièce comme s’il s’attendait à le voir surgir, son carnet d’adresses, sur les dessins du tapis ou le futon de l’alcôve encadrée de rideaux en reps bleu. Elle est tentée de lui dire non, il ne doit pas être ici, je l’aurais trouvé dans cet appartement pratiquement vide, je suis vraiment désolée, comme ça pour jouer, jouer à l’agent secret et garder le carnet et peut-être appeler cette fille, Rosa, c’est quelqu’un qu’elle aimait bien, en fait, un peu folle, elle se sentait vaguement coupable de l’avoir abandonnée ce soir là dans l’appartement de la rue de l’Ancienne Comédie avec les deux types, Rosa qui paraissait si fragile, on avait tout le temps envie de la protéger, et puis s’entendant répondre oui, dans le tiroir de la table de nuit, et lui soulagé, tout son visage se détendant et elle ajoutant Mais j’y ai jeté un coup d’oeil (crispation presque imperceptible de son interlocuteur, juste au coin de la bouche), pure curiosité féminine, et j’ai eu la surprise d’y trouver mon propre nom… mais à une adresse qui date de plusieurs années. Il dit C’est un homonyme, j’ai connu une Annick Ronsart qui habitait dans le Marais, il a eu une très brève hésitation avant de répondre, elle reprend Les coïncidences, c’est vraiment étonnant, figurez-vous que j’ai bien connu Maryanne Lams, l’astrologue, c’était une amie de ma mère, là il rit franchement, Ah le monde est petit et elle dit Après sa mort j’ai essayé d’élucider le mystère de ces deux tableaux qu’elle possédait, le Max Ernst et le Modigliani que ce type lui avait racheté pour presque rien, elle ne nous en avait jamais parlé, il lui avait fait mettre l’argent sur un compte joint, j’ai retrouvé tous les papiers après sa mort et elle a eu son infarctus le lendemain d’une entrevue avec lui, la date et l’heure du rendez-vous elle l’avait noté sur une vieille enveloppe, comme elle faisait toujours, vous étiez au courant de cette histoire ? Il a levé le bras pour se frotter la nuque, juste au-dessous de la ligne droite des cheveux bien coupés, Non, pas du tout. Elle le sent soudain très attentif, sur ses gardes, Et c’est tout pour nos amis communs ? Mais non. Sur la même page, il y a le nom de quelqu’un que j’ai connu aussi. – ah oui ? Qui ? Il a croisé les bras, son regard ne la quitte pas, comme dans les films policiers le commissaire, quand il interroge. – Rosa Lievski – Tiens tiens, et d’où la connaissiez-vous ? Il a complètement renversé la situation, c’est lui qui pose les questions du ton qu’on emploie avec un suspect, elle a l’impression qu’il est à l’affût de ses moindres gestes, comme s’il craignait qu’elle tente de s’enfuir – Sur une bouche de métro – il lève un sourcil Vous fréquentez les bouches de métro ? – Oh c’était une amie d’enfance, je me demande ce qu’elle est devenue – il y a un silence, puis : Elle s’est suicidée – Suicidée… – L’année dernière ; je n’étais pas à Paris à l’époque – sur le À l’époque, la voix s’est cassée, Je suis sûre qu’il ment, et elle regrette de lui avoir dit qu’elle a trouvé le carnet, si elle le gardait, elle pourrait mener son enquête, appeler tous les numéros en se présentant comme Rosa Lievski, on verrait bien ce que ça donnerait et ça l’occuperait jusqu’au départ en Colombie. Elle va dire qu’elle ne sait pas où elle l’a mis, et proposer de chercher partout avec lui, il n’oserait pas fouiller dans son sac quand même. Sauf si c’est un flic. Il s’est mis debout, la main tendue, paume en l’air – Je ne voudrais pas abuser de votre temps, mademoiselle Ransart, donnez-moi le carnet s’il vous plaît. Lui là, debout, donnez-moi le carnet et elle, penchée légèrement en avant, le bout des doigts effleurant le rebord de la fenêtre, en bas, il y a un concert de klaxons. Et soudain tout bascule, des coups violents dans la porte d’entrée qui s’ouvre à la volée et deux hommes remplissant tout l’espace de la pièce soudain rétrécie, deux hommes en tenue de policiers, l’un pointe un Kalachnikof sur Kamel Roussel qui lève les bras et l’autre passe derrière lui et lui lie les mains dans le dos avec une paire de menottes, lui donnant une bourrade pour le faire avancer pendant que le premier, toujours pointant son flingue, part à reculons vers la porte en disant N’ayez pas peur mademoiselle, heureusement qu’il y a la police.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

2 commentaires à propos de “autobiographies #04 | coïncidences”

  1. c’est vrai, ça pourrait être le début d’une histoire. je vais y penser (mais d’abord les 3 textes qui restent pour finir le cycle avant le 15).