#enfances #00 | sa main

« à quel moment j’ai perdu sa main ? (ne montre pas que tu es perdu, les adultes on ne sait jamais), je les entends papa maman toujours cette phrase : — j’ai compris je ne parle pas aux inconnus dans la rue mais toi tu es où — je fais quoi pour la retrouver, je fais quoi sans parler, je fais comment dans la rue et que des inconnus, faut pas monter ma peur, faire comme si comme si je l’attendais, j’attends ma maman je dirais si on me demande, personne ne demande, les marchands crient pour attirer les gens les gens se pressent et rient fort ou s’énervent parfois on me pousse, on ne peut pas savoir à l’avance avec les adultes, je ne parle pas aux inconnus c’est interdit, je l’attends, je fais comme si je l’attendais et je l’attends aussi, je fais comme si elle n’allait pas tarder elle ne va pas tarder, elle me cherche c’est sûr (pourquoi t’inquiéter ?) elle va revenir si je ne bouge pas — les mamans finissent toujours par revenir — je surveille les jambes autour, peut-être une chose d’elle parmi les adultes du marché, elle est ici elle ne peut pas être partie il suffit que je reste au même endroit mais sans crier — elle revient toujours quand je pleure dans mon lit, ma chambre — je ne suis pas à la maison même pas dans mon pays, on parle arabe ici je pourrais essayer, mais je dirais quoi et ce n’est pas le même arabe, moi je ne les comprends pas quand ils parlent peut-être si j’articule, je ne connais que maman ici personne ne connait maman ici, y a que des jambes, je n’ose pas lever les yeux on pourrait deviner que je suis seul en regardant mes yeux — les mamans finissent toujours par revenir — des jambes comme des troncs coupés on dirait que je suis dans une forêt pourquoi avoir peur des arbres, je ne connais que ma mère ici et des mots qu’on comprendra si je parle lentement comme à l’école, elle n’est pas loin c’est sûr je suis petit elle le sait, à quel endroit a-t-elle lâché mes doigts ils sont moites et sales c’est vrai, elle n’arrêtait pas d’essuyer l’intérieur de sa main moi aussi ça me piquait, ses mains me piquaient, si je dis que je suis perdu que je suis sans parents on va me kidnapper me vendre peut-être on vend les enfants il paraît — elle revient toujours — qui me regarde est-ce qu’on me regarde ? personne ne voit que je suis seul et petit quels petits sont seuls comme ça dans la rue, mais poussez-vous, vous me cachez à ma mère, vous ne voyez pas ? vos corps sont des murs et je suis dedans, j’étouffe maman tu es où, si j’étais grand et fort, je les écarterais tous je les écraserais pour dégager l’air devant qu’elle me voie, si j’étais grand je ne serais pas perdu ni inquiet, papa par exemple il n’a pas besoin de maman dehors il a besoin de maman pour manger oui elle cuisine il aime ça moi je préfère le pain sec et les gâteaux et les glaces et le chocolat, je ferais comment pour manger sans maman je ne sais pas si j’ai faim, j’ai mal debout sans bouger j’ai soif il fait tellement chaud pire que dans mon pays et comme chez nous, on ne peut pas boire au robinet, si maman ne me retrouve pas — elle me cherche elle va revenir me gronder je m’en fiche je ne discuterai pas je ne parlerai pas des mains moites et qu’elle les a lâchées — je ferais comment si elle ne vient pas vous ne m’abandonnerez pas vous aussi dites n’est-ce pas vous ne laisserez pas mourir un enfant (qui te dit qu’elle t’a abandonné ? tu dérailles) je suis petit mais je serai un garçon un jour je serai homme je ne pleure pas non je n’ai pas peur, on va finir par voir que je suis petit seul et petit et sans famille, je ne voulais pas venir ici on n’a jamais rien fait ensemble elle a dit ça nous permettra de passer du temps ensemble elle a dit et je l’ai crue, je ne suis pas ensemble ici et papa et mes frères tous dans notre pays, elle n’a pas fait exprès pas fait exprès ma maman, maman ne veut plus d’enfant (trop de mômes déjà tu ne trouves pas) elle dit toujours à papa et ils se disputent (non c’est trop, trop d’enfants, je veux aussi vivre) moi je suis le plus petit le tout dernier, le un de trop de maman, si elle ne veut pas ne veut plus de moi je fais comment, regardez-moi monsieur madame je ne sais pas où est maman aidez-moi je vous en prie je parle votre langue si, écoutez-moi vous comprenez l’arabe, vous dites quoi ? »

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à 20 ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie, écris. J'écris » Programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg et à la Maison de la Poésie de Paris, publiée par Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… et dans de nombreuses revues de poésie comme Décharge, Wam, La Kainfristanaise, Radicale… elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d'Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de 600 vidéos-poèmes. Cette production en ligne est centrale, mais non exclusive. • Site personnel https://graciabejjani.fr/ • Chaîne vidéo : https://www.youtube.com/c/graciabejjani • Podcast : https://anchor.fm/gracia-bejjani

4 commentaires à propos de “#enfances #00 | sa main”

  1. …vos corps sont des murs et je suis dedans, j’étouffe maman. Et nous étouffons avec l’enfant. Merci pour ce texte.

  2. Très beau, palpable et tellement intense. « mais poussez-vous, vous me cachez à ma mère, vous ne voyez pas ? vos corps sont des murs et je suis dedans, j’étouffe maman tu es où, si j’étais grand et fort, je les écarterais tous je les écraserais pour dégager l’air devant qu’elle me voie, si j’étais grand je ne serais pas perdu ni inquiet »