#enfances #01 | stigmates familiers 

Elle boite. Elle se déplace avec une canne qu’on dit anglaise. Le corps ployé semble à la fois en appui sur l’avant-bras et suspendu à un sourire. Plus bas, au niveau du pied qu’elle traine d’où vient la gêne et la claudication, une chaussure noire paraît la clouer au sol. C’est contre elle qu’elle se bat quand elle avance. Le cuir est usé à la pointe, la semelle l’est en diagonale sur sa partie avant. L’enfant à la bibliothèque de l’école voit une image de Sisyphe dans un livre, peut-être même l’image fait-elle la couverture. Le fils d’Éole et d’Énarété pousse ou porte un rocher sur son dos. Peut-être le pousse-t-il, non pas devant lui mais adossé au rocher. Peu importe. Ce qui compte, c’est que ce que voit l’enfant et ce n’est pas Sisyphe. Il la voit, elle et son rocher-chaussure, la tante estropiée. Le mot est interdit, mais il l’a entendu.

L’homme rigole. Il porte un tricot de peau bleu ciel, taché sur le ventre. Le tricot est entré dans un pantalon de bleu de travail serré au ventre par une fine ceinture en cuir usé. L’homme regarde l’enfant en riant. Au coin des lèvres, un mégot éteint reste collé qu’il rallume parfois, mais là non. L’homme met son doigt dans le nez, le majeur. Il le rentre en rigolant jusqu’à la troisième phalange. Il appuie sur l’intérieur de la narine. Ses yeux continuent de rire alors qu’il fait une grimace d’application et qu’il les lèvent, comme s’il cherchait une crotte de nez du côté où naissent les idées. L’enfant regarde l’homme qui finalement, jugeant que son numéro est réussi, retire ce qui reste de son doigt tombé il y a longtemps à la scierie.

On le lui a dit assez tôt mais elle n’a jamais compris vraiment. Papi a un oeil de verre. Il a perdu son oeil lorsqu’il était enfant. Elle regardait son grand-père et voyait deux yeux bleu clair. Elle ne percevait pas la légère fixité dans le regard du côté de la prothèse. A la mort du grand-père, elle a gardé l’oeil de verre dans un petite boite en plastique blanc, emplie de coton. Elle la sort parfois du tiroir, l’ouvre, regarde l’oeil qu’elle n’ose prendre entre ses doigts. D’autres fois, elle la laisse ouverte sur son bureau sans parvenir à construire le visage autour de l’oeil, comme si l’objet de verre, cette sorte de bille bizarre, n’avait jamais été déposée dans l’orbite du grand-père.