enfances #01 | Tante Paula et les deux anonymes

Tante Paula

J’ai toujours eu l’impression que Tante Paula ne sortait pas de chez elle, ne bougeait pas de son fauteuil. Donna Corleone de la famille, la sœur de mon grand-père contrôlait le monde de son intérieur d’un simple regard. Je ne l’ai jamais vu sourire. Quand on passait lui souhaiter la bonne année, elle donnait des étrennes minutieusement équitables à tous les cousins-cousines, en petites pièces, mais pas question de recompter devant elle, non pas qu’elle eût été vexée qu’on puisse mettre en doute son impartialité, mais les pièces, ça fait du bruit et chez Tante Paula, on ne s’agite pas. J’ai passé des heures calée au fond du fauteuil limé comme un crocodile centenaire à regarder la tête d’une tortue en bronze se faire ébranler par la chaleur montante du poêle au charbon. Un oui imperceptible qui me semblait tantôt complice de l’autorité de mon aïeule, tantôt compagnon de mon ennui infini.

La fille aux clés

J’ai toujours eu envie de l’appeler Sonia. J’ignore son prénom, encore aujourd’hui. Pourtant, tout le monde connaissait Sonia. C’était la fille aux clés. Elle marchait dans toutes les rues du village, d’un pas rapide, voire pressé, les mains vides. Le vent tricotait de nœuds dans ses cheveux. Ses bonjours étaient aussi décidés que ses trajets. La croiser signifiait quinze secondes d’échanges répétitifs : t’as pas une clé ? Supplique invariable de clés à suspendre à son cou. Elle insistait sauvagement, puis repartait dans sa randonnée de bitume. Un temps, j’ai tenté de trouver un sens à sa quête. On disait qu’elle avait été violée par un groupe de gars et qu’un enfant était né de l’outrage. On disait qu’elle l’élevait comme elle pouvait et que le petit était normal. On disait que c’était bien malheureux de profiter d’une handicapée, que les types méritait la mort même si on ne tue plus par justice en Belgique depuis 1950. On disait que parfois on était pour la peine de mort. On disait qu’elle aussi, quelle idée de se promener seule quand on n’a pas toute sa tête. Voulait-elle enfermer une mémoire tourmentée ? Cherchait-elle à ouvrir les portes de la vérité ? Petit à petit, Sonia a disparu des trottoirs, des conversations, des souvenirs. Je me demande souvent ce qu’est devenu l’enfant.

Le peintre dans la rue

Je pense à lui souvent. J’ignore son nom, je ne me souviens plus de sa peinture mais je sais que le voir apparaitre au milieu de la rue de mon enfance, celle où nous pouvions rouler à vélo, dessiner des bases militaires secrètes à la craie par terre, courir après les cerfs-volants, sans être inquiétés par les voitures, à peine une moto dont nous connaissions le cavalier, et le marchand de glaces qui s’annonçait en musique, m’avait fait prendre conscience que j’aimais ça, moi, les artistes. Un peintre à lunettes, un chevalet, un terril, je les ai observés pendant trois jours, en silence. Je ne posais pas de question (ou je ne m’en souviens pas). Je m’asseyais par terre ou je restais debout le long de ses cuisses à regarder naître un paysage familier. L’homme souriait. Il a bien tenté d’établir le contact avec la petite fille sage mais peu m’importait les mots, j’étais fascinée par le pinceau et la palette trouée. Un jour , il a disparu et j’ai repris mon vélo.  

A propos de Isabelle B.

Autrice de nouvelles, animatrice et comédienne