#enfances #01 | Viandes

Elle entre, poussant le battant de verre qui se referme tout seul. Quand il fait beau, la porte reste ouverte sur la rue. Derrière la vitrine réfrigérée qui contient les plateaux de viande, le boucher travaille en parlant. L’homme est maigre dans son tablier taché de sang à hauteur de ses mains, pâle mais de minuscules veines rosées s’étalent sous l’œil. Le cou est pris dans le col de la chemise bleue serrée par un nœud de cravate. Un peigne a tracé ses sillons dans les cheveux lissés vers l’arrière du crâne. Le boucher bavarde en découpant la viande, en la jetant sur la face blanche du papier imprimé vichy posé sur la balance. Elle regarde les photos de vaches qui décorent les murs. Le boucher transmet le paquet avec le prix écrit dessus à sa femme assise à la caisse. La radio est allumée, on l’entend mais pas fort. La bouchère a des cheveux mis en plis qui forme une corolle cuivrée encadrant son visage gras, maquillé, qui semble posé sur la blouse propre. Les adultes discutent. Elle se tient immobile, silencieuse. Elle sait qu’elle n’est pas transparente, elle est une enfant, elle attend. La cliente est partie. Elle répond: trois beefsteaks. Sa mère l’a envoyée chercher la bidoche avec la consigne de la faire marquer. Le boucher lui demande si gros comme ça ça ira mais elle ne regarde pas parce qu’il lui manque deux doigts. Elle dit oui. Le boucher et sa femme continuent la conversation commencée avec la cliente. Elle fait oui avec la tête, alors la bouchère inscrit le prix des steaks avec un stylo bille attaché par une ficelle à rôti à son cahier épais. Elle murmure au revoir, se retrouve dans la rue, le paquet vichy dans la main, froid, mou. Tout de suite, elle va devoir manger la viande grise et filandreuse qui fait de l’eau dans l’assiette. C’est dans cette boucherie, au milieu d’adultes troublés, qu’elle apprendra la mort de Claude François par électrocution.

*

Le bus est plein. Debout parmi les voyageurs serrés, elle n’a rien à quoi se tenir. Coup de freins: le bus pile, envoyant les gens les uns sur les autres. Ça la fait rire. Elle est bousculé par un corps derrière elle dont elle ne perçoit que le pan de l’imperméable gris foncé. Elle lève les yeux mais les détourne aussitôt. C’est le lépreux, défiguré, qui s’accroche à la barre avec les trois doigts qui lui reste. Le visage du lépreux lui rappelle les gueules cassées dont les photos ornent son manuel d’histoire au chapitre de la Grande Guerre qu’elle appelle dans sa tête la grande boucherie.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

Un commentaire à propos de “#enfances #01 | Viandes”

  1. J’aime le ton qui tient à distance et en même temps en une ou deux phrases on est happé. « Tout de suite, elle va devoir manger la viande grise et filandreuse qui fait de l’eau dans l’assiette. C’est dans cette boucherie, au milieu d’adultes troublés, qu’elle apprendra la mort de Claude François par électrocution. » et celle là « Le visage du lépreux lui rappelle les gueules cassées dont les photos ornent son manuel d’histoire au chapitre de la Grande Guerre qu’elle appelle dans sa tête la grande boucherie. »