#enfances #01 | Et deux font trois même quatre …

Une princesse
La princesse attend dans le grand salon, annonce l’homme dès l’entrée. Une princesse : une promesse. Un livre à ouvrir. Un palais. Un joyau. J’imagine le diadème posé sur la blondeur, la pâleur, l’azur de la robe… Une vraie princesse attend d’être découverte… « Enfin ma chérie!  tire sur ta robe ton jupon dépasse ». Une camisole de volants enserre mes hanches. Des socquettes en dentelle. Des vernis. Un nœud cousu dans mes cheveux … « Tu vois il ne faut pas toujours souffrir pour être belle! Tu es jolie à croquer » ( pourquoi veut-on toujours manger les filles et les princesses?) mon envie de voir la princesse surpasse la douleur de mes orteils engoncés dans les vernis. « Un baise main? tu rêves ma chérie : les filles font la révérence ! ». La voix de ma grand mère sourd de la foule : une houle d’étoffe, de poudre, de talons, d’exclamations… « Une princesse russe  de la lignée des Romanov ! ». « Vous êtes sur ? vraiment? ». ( Moi je connais Dourakine, Petrouchka, Babayaga…). — C’est vraiment vrai je vais la voir ? une princesse, une vraie?… Tête baissée j’exécute ma révérence. Je vois posées sur les genoux de la robe les deux mains baguées, énormes. Je marque un temps d’arrêt avant d’oser remonter le long du bras : on dirait que c’est une géante. Le bouffant de la manche ballon fais pouffer la chair du bras. Je remonte encore… la peau du cou autour du ruban de velours : elle flotte. Un duvet au menton. Une ombre de moustache :— Oh on dirait tante Marguerite! « qui ressemble à une chèvre qui n’a pas connu le loup »( je ne fais que répéter leurs paroles ). Je sens qu’on me tire en arrière. Le temps d’apercevoir la couronne dans la mousse de cheveux blancs et la main me bâillonne…

Le fils Aunis
Le roulement de la brouette c’est le fils Aunis qui passe avec sa fourche. Il est en bleu, un bleu délavé, comme ses yeux… A midi c’est souvent qu’ il passe, il va droit de travers : sa brouette le « déambule ». Quand on va lui chercher des œufs on voit le rouge qu’il a aux yeux : rouge sang : « c’est pas les lapins ou les poules qu’il tue… c’est le vin. Le fils Aunis a le vin aux yeux, dit Odette qui travaille chez Sourbier la quincaillerie d’à côté. Elle est gentille Odette elle lui donne du pain pour ses poules et parfois un reste de vin, à nous des gâteaux secs. Quand le fils Aunis va acheter des clous elle ouvre la porte en grand à cause de l’odeur du vin qui ferait fuir les clients…
( mais le roulement de tambour c’est le garde champêtre, on se précipite à la fenêtre pour voir le cheval montagne. On dirait qu’il porte un pattes d’eph, un devant et un derrière : ses sabots claquent sur le pavé… un matin il n’y a plus de cheval seulement une casquette et un tambour. Puis rien. ).

Madame Schaff
« La fille de Madame Schaff a accouché hier d’ une fille ». Ma mère a composé le numéro : mont 02 76 et elle parle à sa mère de la fille de Madame Schaff qui est si grosse qu’elle ne savait pas qu’elle était enceinte. Enceinte ça veut dire avoir un gros ventre et attendre un enfant m’a expliqué ma mère. ( le docteur Martin doit-être enceinte …). La fille de Madame Schaff est plus grosse que sa mère, et c’est rien de le dire dit ma mère à sa mère car Madame Schaff est comme une montagne. Gros ou grosse, sont des adjectif qui reviennent dans la bouche de ma mère : « Madame Schaff serait moins fatiguée si elle était moins grosse : la pauvre elle peut mourir. » — mourir est un verbe qui revient souvent dans leurs conversations. ( mourrir — ma chérie il n’y a qu’un R— mourir d’attendre un enfant? ) Madame Schaff porte une blouse bleue pâle ou rose selon . Ses boucles sont claires avec des reflets dorés. Son sourire très doux. On dit qu’elle a un beau visage. Entre la table à repasser et la fenêtre elle semble arrêtée comme une horloge puis elle repart. Souvent elle pleure en mouillant le linge qu’elle repasse.

VouVou
On dirait une danseuse. Le cou. Le chignon. Elle habite de l’autre côté de la rue au rez-de-chaussée. Du premier on voit bien ses fenêtres, les trois. On s’agrippe au grillage et on crie son nom : VouVou. VouVou c’est le nom qu’elle a pris avec nous. VouVou vous voulez bien… VouVou … tu… notre mère veut qu’on la vouvoie : VouVou vous (tu ). VouVou s’en moque elle fume. VouVou aime qu’on passe. Rien que la rue à traverser. Pour goûter. On joue aux Dames sur la table cirée du salon: il y a les Madeleines dans la coupelle. Le paquet bleu. La gitane. La fumée blanche… Ses doigts, le majeur et l’index de la main droite couleur maïs qui déplacent le pion noir et prennent ma dame.

L’homme pouce
C’est son pouce qu’il agite (énorme), c’est ça que je vois. Je vois ce pouce énorme et mou qu’il agite sous son journal. L’homme est assis sur le strapontin d’en face à quelques mètres de moi et il fait bouger son pouce de plus en plus vite en soufflant avec sa bouche… ses lèvres dessinent un O dans sa figure sans yeux – il porte des lunettes sombres et un chapeau. Quand d’autres voyageurs montent dans le wagon l’homme disparait derrière son journal et son pouce avec lui. Je vois son chapeau au dessus des mots. Il reviendra. Lui et son pouce ils reviendront deux fois dans la rame du matin . Une fois sans chapeau. Dans le métro. Sa tête chauve.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “#enfances #01 | Et deux font trois même quatre …”