#enfances #06 | Ryoko Sekiguchi, la voix

Nous sommes dimanche. Combien de dimanches avant d’entendre sa voix ? J’en ai cherché les sonorités, le timbre, les mots. Puis j’ai fait le calcul. Approximatif. Deux à trois cents dimanches avant sa voix. Il est impossible de conclure que je ne l’ai pas connue avant de l’entendre vraiment. Sa voix n’avait alors pas de visage. Je me projette loin en arrière dans ce monticule de dimanches, l’oreille aux aguets de sa voix. C’est une couleur qui me vient. Bleue.

Nous sommes dimanche. Sa voix enveloppe, fait corps. La chaleur de son ventre irradie dans mon dos. Sa voix chante une comptine en occitan. Ses doigts pincent les miens l’un après l’autre. Le pouce a une voix tonitruante, l’auriculaire piaille comme un oisillon tombé du nid. Les paroles que je ne comprends pas s’envolent à mesure.

Nous sommes dimanche. Sa voix claire est distraite et insouciante. Il faut aller acheter le pain. Elle a oublié d’en prendre en rentrant. Le porte-monnaie est dans son sac, rangé sur l’étagère du placard de l’entrée. L’oignon rissole dans la casserole. Elle va et vient dans l’espace de sa cuisine entre la table et l’évier. Les mains blanches de farine. Saupoudrant le présent.

Nous sommes dimanche. Sa voix à la fraîcheur des prés encore couverts de rosée. Sa robe fleurie est toute piquée de tiges sauvages. Elle chante. Elle aime chanter partout et à la moindre occasion. Parfois, c’en est agaçant. Elle en joue. Je boude. Alors elle rit. Son timbre est très juste et profond. Je marche dans ses pas en direction de l’aube. Au rythme de sa voix.

Nous sommes dimanche. Sa voix se teinte de la nostalgie du temps où elle faisait l’institutrice. Le livre est ouvert sur la table de la cuisine. Les images toutes colorées de doux pastels. Les voyelles sont en rouge. Les lettres muettes en gris. Un trait entre deux mots indique la liaison. Sa voix est sonore et claire. Elle détache les syllabes. Exagère la ponctuation. Approuve ou corrige ma lecture.

Nous sommes dimanche. Sa voix est éternelle. Dans la nuit, je ne vois pas son visage. Ma main est au creux de la sienne. Les grillons se taisent doucement. La fraîcheur du soir revigore les corps en promenade. On vient juste de faucher les foins et l’odeur verte monte du sol encore chaud. Sa voix dirige mon regard. Elle m’explique patiemment la géométrie immuable des étoiles.

Nous sommes dimanche. Sa voix est fière, forte, imposante. La foule se presse sur la place du village, devant la mairie. Le brouhaha des voix se tait. Sa voix sous un nouvel angle, comme étrangère, un peu grésillante dans le micro que l’on ne sort que pour les grandes occasions à la mairie. La mariée est de dos. J’admire la belle robe blanche. J’admire sa bannière de maire. Elle a osé une touche de rouge à lèvres. Sa voix s’applique. Pour la première fois, elle ne m’appartient pas. Elle lit. Un poème de Prévert.

Nous sommes dimanche. Sa voix ronronne, toute sucrée de l’odeur de clémentine et de pâte d’amandes. La crèche aux santons dépareillés est installée sous le sapin. Elle discute avec mon père. En occitan. Plus personne ne le parle. Lui, a pris le temps de l’apprendre. Leurs joues sont rouges. Le feu est vif dans la cheminée. Leurs deux voix se répondent, gaies. Vivantes. Dehors la neige, à gros flocon, ne discontinue pas depuis l’aube. Assourdissant tout bruit alentour.

Nous sommes dimanche. Sa voix déborde de larmes ravalées. Dimanche noir. Noire, la poignée de terre qu’elle jette dans le trou où on enterre son fils. Sa voix a désormais quelque chose de cassé. Irrémédiable. Elle abaisse sur son visage un voile terne.

Nous sommes dimanche. Sa voix fatiguée, lointaine. Pas de réseau dans ma chambre de la cité U. J’ai pourtant poussé le bureau devant la fenêtre. Le ciel est toujours bas. Je la fais répéter à plusieurs reprises. Elle ne dit pas grand-chose. Je n’entends pas. Je raccroche trop vite. Sa voix est fatiguée.

Nous sommes dimanche. Sa voix n’est plus sa voix. Je refuse. Je n’irai pas, je ne téléphonerai pas. Sa voix est hésitante, éteinte, bute sur chaque mot. Elle mélange les prénoms. Elle invente pour mieux le cacher. Elle oublie. Ce n’est pas sa voix. Je refuse de l’entendre.

Nous sommes dimanche. Sa voix ne chantera plus. La voix blanche d’un personnel vêtu de blanc dans cette pièce sans âme aux murs trop blancs. Et son corps que je n’ai plus vu depuis trop longtemps repose, sans voix, sur le lit à télécommande. Les draps sont blancs. Lignés de noir.

Nous sommes dimanche. Je viens visiter sa voix. J’erre sans but dans les rues en pente du petit village agrippé a la verticale de la montagne. Le silence n’a jamais été si fort. Je me récite des morceaux d’enfance. Aquéu fa la soupe. Pince mon index. Un air d’opéra dont elle ne connaît pas les paroles. Fredonné les lèvres entrouvertes. Aquéu la manjo toute. Pince mon annulaire. Celle en forme de casserole, c’est la Grande Ourse. Plus haut, la Petite Ourse. Étoile polaire. Son doigt dans l’obscurité pointe le nord. Aquéu dis : Piéu, piéu, piéu, l’a plus rèn par iéu. Pince mon auriculaire. Les autres doigts ne me reviennent pas.

Nous sommes dimanche. Je m’assieds sur le petit banc devant la mairie. On a beau dire et vouloir dire que tout s’en va, tout ce qui est vrai reste là. Elle lit. Prévert entre ses mains. Je ferme les yeux. Au loin le vent hurle en s’engouffrant dans les brèches entre le ciel et la roche grise, soufflant les névés en poussière de nuages blancs. À gauche, après le portail du petit cimetière, l’eau s’écoule sans tarir sur la pierre moussue d’une fontaine au bec de cuivre.

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

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