#enfances #06 | Voix de canule (et autres Silenzio !)

notes sur l’établissage du texte

L’expression consacrée veut que les paroles s’envolent et les écrits restent. Mais les voix ? Quand les souvenirs passent, que les visages s’effacent, du temps où la parole ne connaissait presque rien de son pouvoir et de l’écriture, ou si peu, car tout restait à apprendre ? Tout, et aujourd’hui encore, lui semblait-il. Mais les voix… Elles s’éteignent avec le temps, évidemment. Mais si c’était ce qui reste, justement, quand les paroles se sont envolées… ? ou quelque chose en elle, qui reste au moment de l’envol, conserve la faculté d’envol, en attendant l’écriture… ? imaginait-il, ce qui du timbre, du grain ou je-ne-sais-quoi, électron libre reconnaissable même en parlant la langue la plus étrangère, « Irrémédiablement étrangère. — Aliénante, également », peut-être… un presque rien qui s’y substitue, la représente, l’annonce même, appelle l’écrit, de sorte qu’il finisse par se présenter… enfin… terme d’un développement de dramaturgie intime ? Et il s’étonnait de cette étrange d’idée qui lui était venue des textes des autres qu’il lisait en ligne autour de, sur, dans ? la voix, en relevant la tête d’un œil qui semblait pouvoir percer l’écran, et voir derrière ce qu’il imaginait et réinventait par petits bouts, du coq à l’âne.

« voix de pipe », oui, et alors si on prenait la voix par l’objet quotidien, familier, intime, par les gestes qu’il implique, par tout ce qui arrive, quand on prépare le tabac, quand on allume et ça rougeoie, à grandes bouffées, la bouche en forme de clapet et la fumée qui s’envole, les mots au fond des yeux s’échappant avec elle, une note de caramel amer surprise sur la langue, Qu’est-ce que je disais déjà ? | « je passe simplement, juste un sourire suffit », comme un mot tout en retenue, annoncé, prononcé ? non, juste ça en passant, mais j’ai tout entendu, et je reconnais la voix de l’inconnu qui n’a rien dit, sauf un sourire jusqu’aux commissures des paupières | « toute une météo liée ainsi au timbre, au ton d’une voix et au silence », avec derrière le voile de fumée ses deux phares qui viennent de s’allumer dans un brouillard à couper, une aubaine pour le retour du brise-glace, « sur l’embouchure les soirs de tempête quand l’eau du fleuve défie celle de l’océan » | « seul un arbre qu’elle avait choisi pour lui », et sur chaque feuille un timbre, une modulation, un vibrato, un trémolo, un cri, une extinction, un train en appelant un autre, e silenzio ! silenzio please ! pour les fleurs, les fruits et la cueillette | « elle est le murmure de ce dont on ne se souvient pas quand on joue à faire le bruit du papier en remuant les feuilles mortes », à petits pas, tout petits, parce qu’elle ne pouvait plus lever les pieds bien haut, on aurait dit qu’elle glissait, et d’ailleurs c’était ça ce froissement, ce murmure, elle glissait les mains dans le dos, les doigts agités, tricotant ce qu’elle marmonnait, ce qu’elle se racontait bas, tout bas à part soi, à petits pas, en traîne-savates | « la boîte vocale… des films familiaux, les Super 8 muets… les cassettes HHS rongées par le temps… » et la même voix pas raccord, toujours plus ou toujours moins amplifiée et déformée, « les vidéos stockées sur des disques durs… avec le smartphone… », action, couper-coller, en deux ou trois clics, ou un bloc de coupe de bandes magnétiques sous la lampe de bureau, le moteur du projecteur, le cône de lumière sur un mur grené, et ces voix de poussière en suspension sur « 78 tours de ronde noire avec le grésillement » surprise…

« ce petit air de tabac froid qui accompagnait déjà les sons enroués », dans la voix ce petit air froid de sons enroués, du timbre ce petit air aux sons roués, déjà accompagné de coups de tabac froid, roulés en canulaire anneau, qui d’un air sonné, timbré, à petits coups de canule, tabassé, roi sans effet, voix sans air, sans compagnie, sans roue, qui déjà cannuléeet toujours cet air de brèche, mais à quoi bon ? une phrase me parle, m’accroche, un peu fort et sec, et alors ? faut-il en perdre ses moyens et pour finir son latin, à ne plus savoir où l’on veut en venir, nulle part bien sûr, sauf à masquer la chose, de ces pertes et des chemins qui ne mènent nulle part, et tiens en voilà un autre ouvrage ! sûr qu’on n’y mâche pas ses mots, qu’on appelle un chat un chat, une gorge une gorge, une canule une canule, comme « dans les colères de ma grand-mère », et c’est la seule façon de donner de la voix à ce qui n’en avait pas, à celui qui n’en avait plus, n’en pouvait plus, ne voulait plus, comme à tous ceux qui l’accompagnaient, parce qu’ils l’avaient attrapée eux aussi, comme une maladie contagieuse, peut-être d’un animal enragé, la canule qui s’attaque aux voix, la corde vocale à l’estomac pour une parole en touffe de crins, tous ils l’avaient eue, peut-être pour mieux l’accompagner, peut-être pour mieux le comprendre, sans un mot, sans bouger les lèvres, ou juste un tremblement, un déraillement, la bête qui te machine la gueule, fort et sec mais tu t’accroches avec cette voix, à la courbe au bout du lit, au volet roulant, au verre d’eau plein, un passant sur le trottoir, du jeu dans la poignée, la luminosité a changé, à ces ramures qui flottent, le trou du gilet, la clef au fond de la poche, le téléphone pour quoi faire ? un petit oiseau vient de passer, tu t’accroches, « elle parle de tout, et pourtant jamais je n’entends pas sa voix », « la tête doucement légère yeux fermés », « IL souffle mais n’ai pas entendu sa VOIX », et le rire ! imagine un peu ça, de rire sans cordes vocales, un rire de canule, imagine ça pour le coup, un grand canular ! lui qui riait de bon cœur, à grands éclats, à gorge déployée comme on dit, s’il y en a pour qui tout en rondeur « le rire ronfle plutôt qu’il nasille » alors imagine, comment ça fait au sortir de la canule, comment ça crique au lieu que ça grince, comment ça craquette au lieu de grésiller, au fond de la grotte aussi creuse qu’hermétique, imagine ça, ce rire à préférer qu’il passe dans l’autre sens, par les intestins, quitte à inventer des cordes rectales ! alors oui, oui tu t’accroches, tu t’y accroches comme tu peux à cette voix si sourde de canule, de tabac froid, de pipe, de fumée, d’écran et rideau, e silenzio… !

Et « les poings tambourinant contre la porte de la chambre où elle est montée s’enfermer »… Elle, la voix qu’il entendait derrière, qui monte et qui s’enferme, le mot sur le bout de la langue, l’estomac au bord des lèvres, qui s’accroche au rebord de la canule, « qui résonne et rebondit […] sur les parois de la grotte » au fond de ce trou, la grotte, la caverne avalée, rendue, qui se réverbère et se réfléchit sur les parois de la chambre comme un poing retourné. Comment on en était arrivé là ? Qu’elle était loin la « douceur du miel dans la gorge de celle qui appelle et dispose sur la toile cirée les bols au vieux décor de Gien ». Loin le temps, pas si lointain pourtant, de la tranche épaisse coupée dans la miche, grillée, un peu brûlée, à gratter de la pointe du couteau le noir amer, à recouvrir de la soie ambrée du lait bouilli, saupoudrée de sucre cristal et mordre, sans autre mot que les gestes de cette main velue et charnue, toute à son affaire de pain à gratter, de crème à étaler, de sucre en pluie. Sans autre voix que celle de la radio, du vieux poste couleur vanille, la bande des ondes d’argent bleuté, l’aiguille rouge qui allait et venait en crépitant, d’un timbre forcément nasillard, et certainement grésillé par les matins de brouillard. Et par tout ce qui en sortait. Quoi ? Les infos de la matinale, un documentaire historique, une émission de divertissement, des chansons de variété ? Mais toujours le « matériau vivant, troublant, émouvant qui ressemble à une bête prisonnière dans la cage de son support physique » ?

« Qu’est-o çhieu asteur ? » | « Dame zou v’là beune ! » | | O l’est mon jheneuil qui m’fait dau maux. » | « Mais où est-o qu’o l’est qu’il est ? » | « Oh ben o mouille et o fait fré aneu ! » | « Taises-tu donc l’ajhasse au lieu d’jahspiller ! » Quelques notes de plus dans le cahier des expressions patoisantes qu’il a pu entendre. En se demandant si les voix, sans l’accent et les mots propres au patois, auraient été différentes les voix ? Elles appartiennent à leur langue, les voix ? L’idée de la langue étrangère revenait, en sens inverse. Et avec, l’image de la télé qui restait allumée tout le repas. Une Radiola en noir et blanc sur une sorte de guéridon à quatre frêles pieds de métal à roulettes. Un plateau dessous où s’entassaient les Télé 7 Jours et La Haute Saintonge Hebdo. Il fallait se lever de table pour changer de chaîne et appuyer sur l’un des six ou huit boutons. La télé s’ébranlait. Tout le monde était là. Tout le monde tournait la tête, regardait la télé. Lui le premier, assis sur un placard, le dos au mur, près de la cuisinière qui chauffait en ronronnant. Seul le père Fissou ne se retournait pas. Les images et les voix dans le dos, il terminait son repas comme il l’avait commencé, sans un mot. Ou presque rien, juste pour demander un je-ne-sais-quoi en balançant le bras, la main, un doigt tors vers là, ou ça, et peut-être en relevant la tête, découvrant comme d’un mot une chose, de rien, « sourde et retenue, bouche pincée — rien qu’un trait, pas de lèvres », surmonté d’une moustache fournie, drue, couleur tabac. C’était l’époque des ni oui ni non, du schmilblick, de la phrase à trous et des jeux de mots improbables. L’heure de la télé bocal envahissant la pièce à vivre, deux ou trois constellations de mouches pendues au plafond sur un serpentin de papier adhésif, pour un dialogue de muets aux accents effarés.

« ta voix qui désarmait la violence éventuelle de tes phrases », quand avec les premiers reproches il tournait les talons, s’en allait on ne sait où d’un grand geste en bougonnant tout haut des choses adressées au ciel | « dans la garrigue de sa voix sèche, piquante », l’œil par-dessus ses lorgnons sales, sourcilleux comme l’archet qui ne lâche pas la flèche qu’il vient de décocher, mesure sa course, sa courbe vers la cible en plein cœur, sans lâcher les haricots qu’elle continue à équeuter, ou à égrener, un à un, d’un geste machinal, à les jeter dans la cocotte, à en reprendre une poignée dans un bassiot ou un siâ | « la voix clope au bec, la voix à casquette », à faire crisser le pied de chaise sur le lino fendu, déchiré, après le café dans le verre de vin, la clope roulée entre les doigts gourds et deux ou trois coups de langue sur le papier, la casquette à carreaux gris chopée sur le frigo, les rebords noirs de crasse, plaquée sur le crâne dégarni à faire rebiquer les boucles autour des tempes d’un gris jaune, en baragouinant des syllabes mâchouillées avec la clope qui sautait…

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).