#enfances #08 | béa, david, eva, léo & moi

Le père les mettait pour cueillir les salades, remuer la terre mais ça ne pouvait pas être que ça, il y avait certainement autre chose pour oser mettre aux pieds un objet aussi laid et d’aussi peu d’intérêt. Tu voulais vérifier, les enfiler, bottes de sept lieux, courir, sauter, marcher dans la neige, grandir. Alors je suis entré silencieusement dans le petit garage, cabane au fond du jardin, cabane dans la forêt, cabane des mystères interdits, personne n’a pu me voir, je les ai mises, j’y nageais, confortable de tant de place pour mon petit pied. Quelques pas de danse comme en rêve je m’envole mais je n’allais pas les garder jusqu’à retomber sur terre, il faut repartir, ah je ne peux pas les enlever, le mollet se bloque, je n’ai pas assez de force, mes bras ne sont pas assez longs, il faudrait appeler quelqu’un pour se mettre en face de moi et les tirer mais je ne veux pas qu’on me voit dans cet accoutrement botté. Il y a un couteau comme dans toutes les cabanes, je le prends et poursuit mon travail de trappeur : je coupe à partir du haut jusque là où ça coince et je garderai le secret comme un homme des bois taciturne coureur de plaines. Couper les bottes de sept lieux c’est leur enlever leur pouvoir : le père ne pourra pas les rechausser pour partir seul au loin, il se contentera des salades.

Nous marchions souvent oh pas grand chose, 4 ou 5 kilomètres dans la forêt ou dans la plaine, mais pour nos petites jambes, ça faisait beaucoup de pas. C’était l’automne et certainement la dernière fois que nous pouvions sortir. La météo du journal télévisé a dit pluie l’après midi mais, excès d’optimisme, nous n’avons pas regardé jusqu’au bout, en fait c’était pluie tout la journée. A peine un pied dehors, nous étions trempés. Oh ça va s’arrêter, bref, 6 km sous la pluie, sans arrêt, corps occupés à se protéger du vent glacial chargé de pluie qu’aucun arbre, aucune haie n’arrêtait dans la plaine, corps disponibles pour aucune autre fatigue. Nous sommes passés devant le grand collège qui avait servi d’ambulance américaine pendant la guerre de 14 puis à travers la forêt de chênes et châtaigniers. Comme en sympathie, les châtaigniers pleuraient, une sorte de bave mousseuse que nous n’avions encore jamais vue. Nous étions cinq : Béa c’était la plus rapide, je me demande encore comment de si petites pattes peuvent t’entrainer si vite, David le plus grand, Eva la plus âgée la cheffe, Léo et moi. Léo, nous le connaissions à peine, il passait ses vacances dans le village et c’était sa première marche, il avait insisté pour venir avec nous, sûr qu’il s’en souviendra. Il fait beaucoup de sport, il disait que marcher ça prend du temps, courir il le fait près de chez lui, c’est un parisien Léo. Il avait un joli anorak qui a résisté dix minutes sous l’eau, il a passé le reste du temps trempé et gelé, claquant des dents. Il a dû rêver de bords de Seine. Ma cheville gauche a fait sa maligne, le sol glissant lui faisait peur et elle m’a fait tomber, heureusement dans une flaque d’eau et pas sur des cailloux, rien, pas une égratignure. Elle a essayé de me surprendre une deuxième fois mais j’ai été plus rapide qu’elle. A l’arrivée, nous étions trempés et frigorifiés, nous n’avons rien dit mais je suis sûr que dans nos têtes c’était la dernière fois que nous faisions ça, ou alors avec des bottes de sept lieux et une réserve de chocolat chaud. Partir certes mais pas loin et avec retour assuré dans la maison bien chaude. Et rester au chaud jouer aux dominos ou au nain jaune ? Oui, j’aurais préféré ces jeux qui me gardaient ici m’y confortaient dans un doux nid, partir m’était peu.

Les endives au four, ça revenait tous les mois, trop souvent à mon goût. J’en ai souvenir de brutalité, l’amertume de ces petits légumes blancs que je sentais peu en salade, exhaussée par la cuisson m’effrayait. Heureusement, parfois elles étaient entourées d’une belle tranche de jambon et, pour enfermer définitivement ce goût amer, du fromage râpé qui formait une enveloppe étanche qui le séparait radicalement de moi. Et pour l’anéantir, les noyer dans une béchamel sans goût. Quand il y avait des sardines à l’huile, le père enlevait l’arrête centrale, désir de douceur absolue.

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

4 commentaires à propos de “#enfances #08 | béa, david, eva, léo & moi”

  1. Ces marches de l’enfance avec le premier texte qui finit mal pour les bottes de 7 lieues ( à quoi elles servaient au père, c’est très beau), le deuxième qui sonne comme un rappel de ce qu’on aimait dans le club des 5 et autres (très vivant et les personnages avec beaucoup de présence pour Léo et les autres). Merci, Bernard.

  2. les bottes, empruntées à mon père parce que le terrain près de la route état couvert de neige, restant enfonc »es dedans et mon pied en sortant et se posant à travers l’épaisseur gelée. Le père lui ne pouvait me quitter il conduisait
    et quelle parfaite description des endives au four…

    • Oh merci Brigitte, l’évocation de bottes qui s’enfoncent et crissent sur la neige me fait rêver. Quant aux endives, noyons les !