#enfances #06 | ta voix

Je n’écris que sur toi, toi qui n’as rien écrit, de ce qu’on appelle de l’écrit. Lire, écrire, n’était pas pour toi. Pas pour ceux comme toi.

Tu n’avais pas la langue dans ta poche, osais la ramener, grande gueule, de la gouaille. De la verve, de la faconde. Pas tes mots, ça. Du bagou plutôt. De la liberté.

C’est ton corps et ce n’est pas ton corps. C’est ta voix et ce n’est pas ta voix. Murmureuse, chante Barbara. Lili.

Les voix sont là qui nous hantent, qui tournent autour de nous, immatérielles, assourdissantes, qui se font silencieuses parfois, qu’on ne commande pas, comme des présences qui nous protègent, guident, jugent aussi, condamnent pour certaines, écoutent. Des voix qui écoutent, des voix immatérielles qui écoutent. Impossible. Et pourtant.

Ta voix. La toujours-déjà-là. L’évidente. La désobéissante. Celle qui contrevient au bon usage de la langue. Celle que très tôt j’ai voulu conserver, pour laquelle j’ai commandé mon premier cassette-enregistreur, l’ancêtre du Dictaphone, à douze ans, quand le monde commençait à s’écrouler et qu’il fallait bien penser à conserver ce qui était, ce qui avait été, ce qui aurait été. Ces cassettes ont disparu. Celle dont j’ai conservé les mots, ce sabir, pour retenir cette langue unique, ta langue. Listes de mots commencées très tôt, complétées, reprises au long des années.

Mais des mots, ce n’est pas une voix.

Sauf quand elle prononce des mots étrangers, des mots dont elle ignore le sens, une simple phonétique. Que reste-t-il de la voix quand elle parle une langue étrangère? Et une langue qu’elle ne parle pas, ne comprend pas? Au téléphone, tu lisais le message noté en phonétique iche ville (mon prénom) sprécheun. A travers l’espace, dans cette ville, cette maison, ce pays inconnus, tu étais là, et quand j’arrivais pour prendre le combiné qu’on me tendait, j’entendais ta voix, et tu étais là.

La promesse de l’aube, des lettres? Non. Une voix qui accompagne, par-delà la mort.

La voix qui rappelle les origines. Celle dont on a honte parfois. Trop forte. Tu parles fort, éternues fort, rotes fort, ris fort, chantes fort. Existes fort.

Ta voix m’appelle. C’est mamie, c’est mamie. Message combien de fois entendu sur mon répondeur. Du temps du téléphone fixe. Parce que j’étais absente et savais, pas plus tôt rentrée, que ton message m’attendait. Ou parce que j’avais fait mine d’être absente. C’est mamie, c’est mamie. Longtemps il a continué de résonner. Et puis un jour je l’ai effacé. Jusqu’au dernier.

Ta voix silencieuse qui appelle en silence, à qui tu t’adresses? À mon père, sans doute, qui tient la caméra. Films super 8, tu tiens une bouteille de vin et la lèves à notre santé mimant l’ivresse, tu te retournes, les mains dans l’évier, en train de préparer des langoustes pour le réveillon, tu as les mains sur la taille, de l’eau jusqu’aux genoux, en maillot une pièce, sais-tu seulement nager? Je ne t’entends pas mais reconnais ta manière de bouger la bouche, la manière dont ta voix se dit, toutes ces expressions du corps qui l’incarnent, qui me la donnent à entendre même dans un film muet.

L’absence de voix dans le cinéma muet.

La voix ridicule, qui trahit la bêtise, qui ne passe pas à l’écran. La voix de crécelle de Lina Lamont dans Singing in the Rain contre celle de Kathy Selden. (Comment qualifier celle-ci? Laissez tomber, ce n’est pas celle-là qui m’intéresse.)

Ta voix comme un refuge, toujours là, à quelque âge de ma vie. Jusqu’à ce que.

Rendre une voix. Ecrire, c’est écouter une voix, donner à entendre une voix. Celle de qui?

Et la voix du lecteur? Et celle intérieure? Quelle tessiture? Quel accent? Ai-je un accent quand je lis dans ma tête?

J’ai voulu rendre ta voix. Est-ce en écrivant de dialogues que je peux y arriver?

Sur les cartes postales que tu m’envoyais accompagnées d’un billet pour mon anniversaire, je retrouve ta voix. Elle est dans le tracé des lettres, la rondeur du a, du o, les boucles du y, les volutes du B et du F majuscules. On n’escamote pas les lettres quand on a eu le certificat d’études, pas plus qu’on n’oublie un ne de négation ou le est-ce que de la phrase interrogative.

Je me souviens des expressions tellement tiennes qui rendaient ton parlé unique, le metge m’a donné l’estocade, je m’engargamèle, ( je les ai listées, ne l’ai-je pas dit?), des mots que tu aimais parce qu’ils te semblaient faire bien, riches, vous êtes médisants ( quand l’avait-elle entendu prononcé pour la première fois ce mot de médisant qui l’avait tant snobée), de toi sur le répondeur, c’est mamie, c’est mamie, de toi chantant en optant pour le phrasé des chanteuses des années de ta jeunesse (Fréhel, Lucienne Delyle ), j’ai rencontré dans mes voyages des paysages sensationnels, mais les mots, les expressions, le phrasé, est-ce cela la voix?

Tu es là toi, et vous tous, avec vos voix, là comme dans l’enfance, là comme dans l’évidence de l’enfance, mais elles sont immatérielles vos voix. Comme la mienne quand j’écris (est-ce la mienne? Oui, pas celle avec accent, pas l’insupportable à entendre au téléphone, pas celle à la Lina Lamont, non l’autre, la chaude, celle qui est l’essence de notre être, celle qui vient de l’intérieur, que personne n’entend mais que chacun reconnaît. )

Alors certes, il y a aussi celle dans les cassettes, pas les perdues, pas celles de l’enfance, mais celles sur lesquelles j’ai volé tes confidences, t’ai écouté parler, ai emprisonné tes mots, ta voix, la tienne, celle de toi vivante, avec ses inflexions, sa concrétude, celle qui déborde l’imagination, la pensée, celle aux infinies variations. Mais elle ne dit qu’un nombre de phrases limité, ne dure qu’une heure ou deux, alors je les garde enfermées ces cassettes. Peur d’émousser le parfum. On se souvient des conseils de Proust. A moins qu’il ne s’agisse de peur. Qu’elle me catapulte sans prévenir dans ce qui n’est plus. Préférer l’inventer. L’écrire. Faire de toi, un personnage. De ceux qui sont éternels.

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...