#enfances #07 | bobine en bois et bougie blanche, avancer tout seul.

© Anne Dejardin, 2023

Automatique, c’est ma spécificité, pas comme cette poupée géante, plus grande qu’une enfant de deux ans, poupée qui marche, c’est pour cela qu’elle avait été achetée, mais non, on attendait face à elle et rien ne se passait. Figée, elle restait. Plantée sur ses chaussures en plastique toutes blanches avec un fin lacet, les deux bras en avant, comme pour faire croire qu’elle allait se mettre à marcher, qu’il fallait juste attendre un peu, être patient et en effet elle marchait, mais pour cela il fallait se placer derrière elle, la maintenir sous ses bras rigides et dans un mouvement savant d’une main puis de l’autre faire avancer chaque jambe d’un pas. Ce n’était pas mensonge, mais technologie d’alors. Pour la faire marcher, il fallait une grande dextérité. Que l’enfant devenu adulte a acquise. Parvenir à la faire marcher n’a rien effacé de la déception d’enfant. Le pouvoir de la patience ne l’avait pas convaincu.

Automatique, vraiment moi contrairement à la poupée, à avancer seul, sans qu’on me touche. Pas d’élan à donner, pas de poussée, pas de doigt ou de main qui mine de rien… De la patience, il en fallait aussi. De la minutie en plus des matériaux de base qu’on trouvait partout autrefois. Il faut la voix de l’oncle pour me présenter. Celui qui était le cousin du père. Et les deux cousins à épouser les deux sœurs. On jouait à cela avec ton père. Depuis le rire de l’oncle, on imagine leur enfance, les quatre cents coups, la maraude, c’est encore lui qui raconte. Avec ton père… Qui lui jamais ne raconte. Qui n’a jamais été jeune. Qui est sérieux depuis toujours dans sa haute taille et son tablier. La bobine en bois avec un creux au milieu. Blanche, la bougie, de celle qu’on tire du tiroir de la commode chez les grands-parents, qui reste à portée de mains, pour les pannes d’électricité, qui plongent subitement dans le noir et on ne sait jamais « quand ça va revenir ». – Attraper à la va-vite une soucoupe et incliner la bougie au-dessus pour qu’y tombe une goutte de cire et sur elle écrasée fixer le cierge qui défiait ainsi cet équilibre précaire – . Au cul de la bougie, il faut prélever deux rondelles. Attention à ne pas les casser. L’oncle bien moins soigneux que le père. Moins méticuleux. Le couteau avec le manche en corne qu’on chipait dans le tiroir sans que la mère le voie. Il ne fallait pas se faire attraper. Et le tenir bien perpendiculairement à la table. Il faut encore un élastique et une ou deux allumettes. Les faire griller avant, juste pour ôter le bout soufré. Maintenant ils sont noirs. C’était plus joli jaunes. Et quand les mains de l’oncle ont assemblé et tourné à fond l’élastique, sur la table j’avance sans que plus personne ne me pousse ou me tire. Une vague ressemblance avec un canon. C’est ce qui germe dans la tête de l’enfant subjugué qui devenu vieux ne pourrait plus construire cet objet qui avançait tout seul. À moins que. Qui possède encore des bobines en bois ?

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

7 commentaires à propos de “#enfances #07 | bobine en bois et bougie blanche, avancer tout seul.”

  1. J’adore cette histoire de canon qui avance tout seul, comme ton texte fluide, effleurant le père, le collage de la bougie sur la soucoupe, l’air de vouloir nous faire penser à autre chose.

    • Merci, Bernard, pour ton commentaire qui m’arrive au moment où je commençais vraiment à douter du fait que mon texte soit compréhensible, justement à force de « faire penser à autre chose ». Mais j’ignorais comment le transformer.

  2. La grande trop grande poupée aux bras en avant je la vois bien qui n’avance pas … Et j’aime beaucoup, les cousins-frères, père et oncle dans leur différence, l’un et l’autre dans leur jeu : l’un dans le creux de l’autre. L’autre inventant ce canon qui avance… et nous parle

  3. « C’est ce qui germe dans la tête de l’enfant subjugué qui devenu vieux ne pourrait plus construire cet objet qui avançait tout seul. » Merci Anne. Touché.

  4. La déception que procure la poupée….
    Et tous ces objets en voie de disparition (même les élastiques, il me semble).
    Est-ce qu’il s’agit d’un objet ressemblant à celui-ci, un bobino bolide : https://toysfab.com/2014/09/2s-chrono-fabriquer-un-bobino-bolide/
    On dirait bien qu’il manque le crayon…
    Ah non, celui-ci y ressemble plus (si ce n’est qu’il n’y a qu’une allumette et une rondelle de cire) : https://fr.123rf.com/photo_1415404_hand-made-jouet-qui-se-d%C3%A9place-avec-un-morceau-de-cire-attach%C3%A9e-%C3%A0-un-%C3%A9lastique-et-une-allumette-la-force-%C3%A9last.html