#.L9. Extraits…

Bureau :

Bureau est un mot polysémique.

Un objet. Une sorte de table. Munie éventuellement de tiroirs, d’orifices pour cables divers, de séparations éventuelles dans les call-center. Occupée fréquemment de claviers, souris, écrans, téléphones. Le must de la modernité décidé pour les subalternes : le bureau anonyme, polyviolant et rotatif aléatoire. (Premier arrivé…) Le bureau, plus ou moins grand selon la position hiérarchique de son utilisateur (ou trice), est également complété d’un fauteuil en rapport avec le statut en question. Par métonymie c’est également la pièce qui contient le bureau. Par gloutonnerie c’est l’ensemble des bureaux qui contiennent les bureaux qui devient un bureau. Comme le bureau des affaires indiennes, le bureau des affaires étrangères, le bureau des réclamations où s’enlisent les plaintes des rescapées de la morgue. Par voracité le bureau c’est l’ensemble des siégeants derrière le bureau de l’association qui peut n’être qu’un seul bureau ou plusieurs. La phrase le bureau de l’association se tiendra lundi à 18h convoque l’ensemble des responsables et pas le meuble. Le bureau c’est aussi un certain type de travail. La phrase Lune ne connaît pas les horaires de bureau, indique que les bureaux sont des lieux où l’on travaille à des heures fixes, supposées agréables pour la vie qui vit en dehors des heures de bureau, bien qu’une certaine variabilité puisse s’introduire dans les susdits horaires, à plus forte raison si le statut  cadre précise que le salaire achète une très grande flexibilité du temps de travail. Rien n’est non plus clairement défini lorsque le travail de bureau s’effectue au domicile (qu’il convient alors de pourvoir d’un bureau et de son fauteuil si on compte persévérer…) comme certaines circonstances imprévues ont pu le nécessiter récemment. La phrase Lune ne connaît pas les horaires de bureau laisse également entendre dans son filigrane que le travail de bureau est à distinguer d’autres emplois. Ainsi la femme (ou l’homme, plus rare) de ménage n’effectue pas un travail de bureau lorsqu’elle vide la corbeille à papiers à 5h45 et doit s’activer avant l’arrivée des employés de bureau. En ce moment Lune n’est pas femme de ménage. Lune travaille peut-être dans la presque dernière usine grise de l’ancien bassin houillier dévasté. On y fabrique des pièces qui s’entassent dans les grands bacs en bois et brillent. Grasses. Enfin le bureau c’est parfois l’activité dont est chargé le bureau, ce qui rentre dans ses attributions. Le bureau de l’insolide a pour objet l’insolide dans ses manifestations, ses effets, la façon dont l’être humain le traite, s’en défend etc… Il serait tentant mais démesuré de s’interroger sur l’insolide chez les insectes, les végétaux, les minéraux, mais de petites incursions seront envisagées lorsque le bureau le réclamera. (Voir par exemple Sable)

La phrase Lune vient d’entrer dans le bureau. Elle sourit, elle s’approche en balançant un peu les épaules, et puis vite elle s’assied et elle parle, fait partie d’un moment de l’histoire. Elle réalise une sorte de court-circuit entre un ensemble de personnages, une variété de bureaux, une condensation, un mélange qui parfois rend triste, parfois perplexe, parfois surprend parce que ça peut arriver presque n’importe quand, sans vouloir y penser, ça découle, suit la pente naturelle des mots ; Lune rend visite sur rendez-vous comme à l’improviste, la première fois que je l’ai vue elle m’a rappelé un cousin d’enfance lointaine, c’était étrange cette jeune femme et ce visage d’enfant qui revenait à travers, peut-être une lumière du regard, une allure solide pour avancer le corps, le poser sur la chaise, et tout de suite les larmes, mon cousin lui ne pleurait pas c’était plutôt un petit dur, la fierté de ses parents, depuis je sais qu’il fait de la plongée, de l’ULM, tandis que Lune c’est seulement par la fenêtre qu’elle veut s’envoler, comme de dire aux enfants maman est au ciel on leur donne pour longtemps de drôles d’idées.

Cet après-midi il faisait très chaud. J’ai rangé mon bureau. J’aurais aussi pu l’écrire dans les pages des mercredis. C’est pour faire table-rase, que Claire puisse utiliser le bureau pour son travail. Un bureau sert à tant de choses ! Certains sont infinis comme la mer autour du transatlantique de Noveciento, ils ont des récifs et des îles de livres, des bancs de stylos, des horizons de photos. Si j’avais un peu de talent j’écrirais longtemps l’histoire insolide des bureaux. Mais là c’est Lune. Me visite la tête tout le temps. Pleure dans le bureau.

carte-postale :

La carte postale est un imprimé sur un support semi-rigide destiné à un usage postal pour une correspondance brève à découvert.

Lune (L’une du Bureau de l’Insolide.) vient à l’instant de trouver son prénom d’insomnie, et d’évidence il lui colle à la peau. Lune a plusieurs visages, plus encore que de saisons. Lune écrit une carte qui n’aura vraisemblablement pas de fin. Le texte commence par Si tu voyais… Elle a cherché le commencer en mâchouillant le bout de son crayon, en plissant un peu les yeux, pour aider la concentration.

Georges Perec en a également dédié bon nombre à I. Calvino (243 pour être précis), ce qui fait beaucoup pour une seule personne. Mais lui avait mis au point un système ! Une martingale infaillible en quelque sorte, un grand tirage au sort des souvenirs de vacances ! La carte-postale est également une métonymie contenant-contenu. On l’écrit et on en fait ce qu’on veut peut. Du banal, du vite expédié, de l’appel du pied, de l’attrape-regret du rattrape-remords ou bien l’inverse. Sans y penser, en s’appliquant, en pestant comme l’enfant en colonie d’avant les portables, en jouant parce que c’est tellement mieux de recevoir du vrai, même si l’image, matérialisée ou non c’est de la fabrication.

Quant à Lune elle tisse détisse et retisse du désir dans son espace-temps de carte, un peu comme Pénélope. C’est de l’attente et de la trouvaille c’est impossible à résumer, comme le tressaillement de la main dans la main devant la porte, juste avant de frapper.

Dans les étals des foires elles se serrent bien rangées dans des bacs, beaucoup de noir et blanc, en grandes quantités, classées par régions, monuments, points d’intérêt géographique ou historique etc… Parfois un message au dos, calligraphié sergent-major (en ce temps-là on savait écrire !) ou écriture bic gribouilleuse on est bien arrivé on a monté a 1350 metres, je vous fais des grosses bises. On trouve également des portraits impressionnants comme le marin avec sa pipe, son chapeau grand et étrange des films de corsaires (disparus, hors mode, bien dommage), un regard perçant, de grands cheveux gris en tresses serrées sous les larges rebords foncés du chapeau étrange, une tête aigue d’indien avec des rides qui copient le froissé de toutes les mers. Devant les magasins pour touristes, certains bars-tabac, des présentoirs tourniquets carrousellent en plus des recettes de cuisine avec la photo des ingrédients (fromages à trous, tranches de saucisson, couteau, pain, moules, ail, oignons…) des vues morcelées et multipliées des villes, remparts, canaux, des hortensias roses et mauves devant les volets bleus, des voiliers, des clochers et des tympans avec des anges et des démons, des couchers de soleil, des montagnes, des fleurs, impossible de tout énumérer. À côté la série des cartes humoristiques avec les singes les vaches les ânes qui déchaussent leurs dents en ricanant dans les bulles blanches, les un peu vulgaires avec les fesses et les seins dans les maillots rouges bombés, les commentaires bariolés d’exclamation, celles avec les dessins, les messages pour faire envie et montrer l’amplitude d’amusement et toute la joliesse des vacances. Aujourd’hui on expédie de moins en moins de cartes, remplacées par les milliards de photos des réseaux : le plat fumant du restaurant, l’horizon oblique, les reflets dans l’eau, les pancartes des noms originaux ? Quelqu’un a compté que c’est l’objet qui dispose du plus grand nombre de points de vente dans le monde. (C’est une affirmation gratuite, personne ne peut vérifier, peut-être que c’est la pile électrique, peut-être le pain !) Mais qui a commencé le premier si on redouble pour insister ? Cette question c’est le mystère déporté de l’origine, une des cent millions de variantes des d’où je viens ?

Lune s’est souvent posée la question, surtout avant. (Qui m’a parlée, pour quoi, j’étais dans quelle phrase, dans quels mots à peine pensés, et si la phrase s’était trompée si la phrase avait menti si elle était partie se coller à d’autres phrases, disparue, pour toujours mélangée, dissoute dedans ?) Les cartes-postales sont collectionnées par les cartophiles qui ont les réponses et bien d’autres encore que Lune n’imaginait certainement pas en faisant lentement tourner le présentoir grinçant et un rien bancal. Elle a mis longtemps à se décider, a remarqué l’écart impressionnant entre les prix, même s’il y a des réductions en prenant par cinq ou par dix, mais c’était tout à fait pour autre chose le difficile du choisir.

Les historiens cartophiles disent qu’il y a eu les tablettes assyriennes de – 4000 mais non, les billets de visite sous un roi Louis, non plus, les cartes porcelaines et commerciales de la seconde moitié du 19ème mais pas encore. Ce qui est certain, c’est que carte-postale c’est plus aisé à dire que feuillet de correspondance devant circuler à découvert d’autant plus que c’était une idée allemande ! – alors l’administration française a préféré l’inventeur officiel qu’elle s’est choisie, celui-là s’appelait Léon Besnardeau.

Lune n’est pas encore née, sa mère bientôt, ni l’une ni l’autre n’entendront jamais parler de Besnardeau, et comme on dit, ça n’empêche pas d’exister.

Léon crée la carte patriotique, peu après la guerre de 70 pour que les soldats et visiteurs du camp de Conlie puissent envoyer les nouvelles. La preuve, dessus c’est imprimé souvenir de la défense nationale. On peut être certain que les militaires écrivent ce qu’il faut, pas du démoralisant ni des secrets d’armée, c’est pratique la correspondance à découvert pour lire par-dessus l’épaule, même si ça agace toujours…

Mais comment autrement déchiffrer les mots de Lune ? Elle digresse, rêve, déplie ses histoires. Elle laisse chatoyer son plaisir des retrouvailles avec celle que le murmure du stylo ramène dans les mimiques de la conversation. (Avec ses lèvres elle cajole les mots elle les téte elle les goûte au ralenti et en silencieux.) Il y a le choisir la carte et le choisir les phrases, les lettres c’est un peu des racines ou bien des ciels, des voûtes de lumière noyés entre les rives de rivières, des cheveux, des yeux, c’est des odeurs de peau, une façon de presser le pas, c’est un peu comme le soleil-plume de l’attrape-rêve rouge pendu au-dessus de certains lits la carte-postale…

Celles expédiées par voie fluviale dans les tonneaux étanches celles envoyées dans les ballons, celles avec la publicité, les Libonis avec la tour Eiffel de l’exposition universelle, le timbre différent pour chaque étage…

Si tu voyais l’ici c’est une autre vie presque, jamais jamais j’aurais cru même dans l’imagination,

Celles de 12 cm x 8 cm, entre 2 et 5 grammes, avec au recto l’adresse du destinataire et au verso la correspondance et l’illustration, envoyées pour pas cher…

même dans les rêves et leur fuite facile, pourtant raccrocher pièce à pièce les bouts d’images, les cauchemars aussi, comment on s’y colle les pieds et les trous dans la poitrine

Celles des premières photographies et les écoles des sexes séparés pour mieux apprendre leur écrire, celles des premiers congés à raconter

comme autrefois glisser l’éponge sur l’ardoise, d’abord le plus noir mouillé profond ensuite les comètes de traces séchées

on voit les premières autos en file à côté des carrioles à chevaux sur les Champs Élysées

les pupilles aveugles dans le blanc des encriers

celles en couleur celles de l’héliogravure délavée celles celles du phototype, celles du bromure celles de l’offset

Si tu savais le pays que c’est, marcher dans le sable-nuit et la longue pitié des vagues…

Codicille : La 9 m’a lancé dans une histoire un peu folle, ou plutôt a précipité un affolement qui pointait… J’en suis réduit pour « contenir » à l’ écriture d’un Bureau de l’Insolide, sous  une forme mêlant répertoire – journal d’écriture – journal tout court ! Ici 2 entrées donc du répertoire : bureau, carte postale. En cours boutique, sable. Le personnage de Lune m’empêche fréquemment de dormir. Je vais d’ici peu envoyer le pdf… Impression que ça fonctionne comme les barreaux d’une échelle, faut bien les prendre l’un après l’autre pour progresser… Mais je suis sujet au vertige…

 

4 commentaires à propos de “#.L9. Extraits…”

  1. Très belle balade (ballade ?) dans un monde riche d’une multitude de couleurs. Bizarrement, j’ai retrouvé des sensations de plongeur sous-marin évoluant dans un monde parsemé de détails fantastiques, avec une faune et une flore riches en couleurs, dans une eau limpide comme ton écriture. Superbes sensations.